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Besbouss: celui que l'on couvre de baisers

Je suis sortie bouleversée du Théâtre de Quat'Sous après avoir vu. C'est comme ça quand vous venez de voir un grand texte, un comédien remarquable, une mise en scène extraordinairement habile, une scénographie qui vous plonge dans un autre univers.
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Je suis sortie bouleversée du Théâtre de Quat'Sous après avoir vu Besbouss. C'est comme ça quand vous venez de voir un grand texte, un comédien remarquable, une mise en scène extraordinairement habile, une scénographie qui vous plonge dans un autre univers, lorsqu'en fait tous les astres sont alignés pour donner un moment de théâtre de très grande qualité dont on saisit parfaitement toute la portée et la densité.

Besbouss autopsie d'un révolté, c'est l'histoire de Tarek/Mohamed Bouazizi, ce jeune homme de 26 ans qui s'est immolé par le feu en Tunisie après que la police ait saisi la charette qui lui permettait de vendre des légumes et de subvenir aux besoins de sa famille et qui est mort deux mois plus tard en janvier 2011. Son geste a déclenché ce que l'on nomme maintenant le printemps arabe : le peuple qui descend dans la rue pour demander des réformes, qui dénonce la corruption institutionnalisée, l'absence de libertés individuelles et le chômage endémique qui frappe la jeunesse.

Abdelghafour Elaaziz incarne Karim, le médecin légiste qui va procéder à l'autopsie du cadavre de Bouazizi. Seul sur scène pendant une heure vingt, il tient les spectateurs en haleine en racontant ce qui a mené à tout ce gâchis, à la mort d'un jeune homme dont la vie aurait dû être remplie de promesses, mais aussi comment lui-même, médecin, s'est retrouvé bien malgré lui au cœur de la corruption et des mensonges qui caractérisent tous les états totalitaires. Elaaziz est complètement habité par son personnage, il livre une performance incroyable, son jeu est d'une violence pleine de sensibilité, rempli d'une colère mêlée de peine, d'une révolte sans soupape et d'une amère lucidité. Il nous happe et ne nous lâche plus.

Mais son talent est aussi servi par le texte de Stéphane Brulotte à qui on doit, entre autres, Une partie pour l'Empereur. Un texte qui, j'oserais dire, ne mâche pas ses mots où la violence verbale, en écho à la violence des rues, le dispute à la tendresse, au triste constat que même un surnom comme Besbouss, qui signifie celui que l'on couvre de baisers, ne protège pas les enfants de la misère et de la faim. Avec la mise en scène à la fois très physique, très dynamique et très sentie de Dominic Champagne on se retrouve avec des éléments qui composent un cocktail explosif détenant le pouvoir de capturer le spectateur à l'intérieur d'un seul moment, à jamais, pour lui permettre de se pencher sur la cruauté du monde.

Abdelghafour Elaaziz est seul en scène, mais tout au long il parle au cadavre de Tarek/Mohamed. Ce cadavre, une création de Rémy Fx, même couché et figé dans une posture infiniment douloureuse, demeure hiératique, à la fois noble et obscène, criant toute l'horreur du geste posé, mais aussi toute l'horreur de ce qui a amené ce geste. Le décor, une morgue de murs bétonnés, bien loin des salles d'autopsie aseptisées des téléséries américaines, baigne dans une lumière glauque qui contredit ce printemps 2011, incandescent, désireux de transformer le monde selon le désir du cœur fanatique des manifestants.

Karim doute de la validité du sacrifice et se méfie de l'étiquette de martyr qu'on ne manquera pas d'accoler à Bouazizi. Il dira que ceux qui luttent restent en vie. Il manifeste aussi un mépris plein de venin pour le régime qui l'a conduit à devenir ce qu'il est et pour le poids de la bêtise de l'Histoire où on ne retrouve pas de pénurie de crétins. Pour lui la tyrannie est une fumisterie et une chimère qui se nourrissent des silences et de la peur. Il croit que la mort du jeune homme a probablement été vaine, qu'il n'existe pas de consolation ni de rédemption, que Tarek Bouazizi deviendra probablement une note en bas de page dans le grand livre des révoltes qui n'ont mené à rien.

C'est au spectateur de réfléchir là-dessus. Mais je terminerai en empruntant les mots de Tahar Ben Jelloun qui a écrit à-propos de Tarek Bouazizi qu'il s'agissait d'un homme simple, comme il y en a des millions, qui, à force d'être écrasé, humilié, nié dans sa vie, a fini par devenir l'étincelle qui embrase le monde.

Besbouss autopsie d'un révolté, une co-production du Théâtre de Quat'Sous et du Théâtre il va sans dire, est présenté au Quat'Sous jusqu'au 17 mai 2014

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