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Je suis des enfants juifs d’hier et aujourd’hui, assassinés parce que juifs

J'ai encore plus mal de me rappeler qu'une des dernières choses que mon père ait comprises du monde, avant de quitter notre monde, c'est que l'on pouvait encore tuer des enfants juifs, en 2012.
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Mon « vieux » père était à l'hôpital, en fin de vie. Malade, très diminué physiquement et atteint de la maladie d'Alzheimer, il passait son temps à chercher son vieux portefeuille rabougri ou à arpenter les couloirs à la recherche de son étage, de sa chambre, du réfectoire, tournant inlassablement parce qu'il ne savait plus très bien où il était. Avez-vous déjà vu un homme passant toute sa journée à chercher sa chambre ? Il me faisait penser à sa propre mère, en fin de vie. Vieille femme, très âgée, souffrante. Je me suis souvenu alors de quelque chose qui m'avait profondément troublé. Mon père visitait sa mère tous les jours. Et, un jour, il trouva sa propre mère sous la table de sa salle à manger. Elle avait dû rester couchée ainsi sûrement plusieurs heures, dans le silence de la nuit. Lorsqu'il ouvrit la porte d'entrée, mon père fut saisi d'effroi. Pas seulement parce qu'elle était couchée sous la table cette vieille femme, mais parce qu'elle lui dit : « Gigi (le surnom de mon père), vient de cacher avec moi. Les Allemands nous cherchent. » Qu'est-ce qui se passait dans la tête de cette femme, âgée de plus de 90 ans, pour qu'en sa mémoire ensanglantée apparaisse soudain l'horreur du passé, si frontalement, si violemment ? Pour que le traumatisme remonte ainsi à la surface, vitesse grand V? Qu'est-ce qui s'est passé pour qu'en 1987, elle se croie encore en 1943 ? Je revois alors mon père, nous racontant les larmes aux yeux cette scène. À l'époque, il avait 57 ans. Et qu'est-ce qui remontait à la surface, qu'il se mette à pleurer?

Je revois à mon tour mon père. Assis sur son fauteuil, regardant la télévision. Le journal télévisé et un reportage sur les assassinats qui avait été perpétré à l'école Ozar Hatorah de Toulouse, en 2012 par un terroriste dont je ne veux pas dire le nom. Lui, qui ne comprenait plus grand-chose des choses compliquées du monde et ne se voyait même plus, ni ne voyait le monde, il eut subitement cette réflexion : « Alors, quoi ? On tue encore des enfants juifs ? » Il ajouta aussitôt : « Il faut faire quelque chose ». « Marc, fais quelque chose... »

Ce n'est pas tant qu'il me demande de faire quelque chose qui m'étonna. Ce fut qu'il enregistre en sa mémoire que l'on avait tué des enfants juifs, qu'il comprenne et que l'enfant juif qu'il avait été en 1940, se réveillait en lui, à cet instant.

Il redevenait ce petit gosse qui pissait dans son froc, lorsqu'il croisait au coin de la rue, les nazis et les collabos.

Son regard était pétrifié, rempli de douleur. Son visage se fermait hermétiquement, lui qui avait le sourire aux lèvres, toute la journée. Il redevenait ce petit gosse qui pissait dans son froc, lorsqu'il croisait au coin de la rue, les nazis et les collabos. Ce petit gosse qui se cachait, la trouille au ventre. Ce petit gosse qui ne pouvait aller à l'école. Ce petit gosse qui ne pouvait aller jouer dans les jardins publics, parce que les jardins étaient interdits aux Juifs. Ce petit gosse qui n'était pas un enfant comme les autres, parce que sur son cœur, on y avait collé une étoile jaune. En 2012, il redevenait l'enfant qui devait sauver sa peau, alors que les autres se foutaient qu'il fut en danger. Ce petit gosse qui devait survivre.

Ce matin (26 octobre 2017, j'ouvre Libération. Je lis la transcription d'une audience. J'ai mal. « Le 12 octobre, Dovan Mimouni transporte la cour en dehors du monde. Interne à l'école juive Ozar-Hatorah de Toulouse, il avait, le matin de l'attaque de Mohammed Merah, la charge d'accompagner Myriam Monsonego, 8 ans, jusqu'à sa classe. Trente-huit secondes : c'est le temps qu'il avait fallu au terroriste pour mitrailler à tout-va et emporter, outre la fillette, Jonathan, Arieh et Gabriel Sandler. À l'époque, Dovan Mimouni n'était qu'un adolescent. En larmes, il s'excuse de ne pas avoir sauvé Myriam : «Je ne savais pas faire un massage cardiaque», souffle-t-il. Merah n'a de toute façon laissé aucune chance à la petite fille. De la fenêtre de l'appartement de sa fille, Alain Morizur a vu «ce monsieur prendre par les cheveux la gamine et lui tirer dans la tête quasiment à bout portant». Caché dans un bâtiment, Dovan est revenu chercher Myriam : «Elle avait la tête face au bitume dans une mare de sang, je l'ai prise dans mes bras, j'ai retourné son visage pour voir si elle était toujours là.» Myriam s'est assoupie dans son petit blouson à fleurs, à côté d'un cartable rose. Alain Morizur, septuagénaire, murmure : «Je ne suis pas né pour voir des choses comme ça.»

Purée, que j'ai mal pour Arieh Sandler, 5 ans.

J'ai mal pour Gabriel Sandler, 4 ans.

J'ai mal pour Myriam Monsonego, 7 ans.

Assassinés parce que juifs, par un monstre, alimenté par une idéologie perverse, monstrueuse et barbare. Et j'ai encore plus mal de me rappeler qu'une des dernières choses que mon père ait comprises du monde, avant de quitter notre monde, c'est que l'on pouvait encore tuer des enfants juifs, en 2012.

J'ai tellement mal, que j'en pleure. Que j'en pleure. Que j'en pleure. Que j'en pleure, parce que tout revient à la surface, comme une grande baffe dans la gueule.

Putain de monde.

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