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Nous avons rencontré en Ukraine les manifestants qui ont occupé Maïdan

La situation en Ukraine a fait couler beaucoup d'encre. Les informations plus souvent contradictoires que cohérentes nous ont poussé à nous rendre sur place. Du 2 au 9 mars, nous avons discuté avec des dizaines de personnes impliquées de près ou de loin dans le mouvement. Suite aux informations que nous avons collectées, nous réalisons l'urgence de rectifier l'information diffusée par les médias traditionnels.
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La situation en Ukraine a fait couler beaucoup d'encre dans les derniers mois. Cependant les informations plus souvent contradictoires que cohérentes, nous ont poussé à nous rendre sur place. Du 2 au 9 mars, nous avons eu la chance de discuter avec des dizaines de personnes impliquées de près ou de loin dans le mouvement et d'en interviewer une quinzaine d'entre elles. Suite aux informations que nous avons collectées, nous réalisons l'urgence de rectifier l'information diffusée par les médias traditionnels.

Le mouvement de contestation débute par la répression massive d'une manifestation étudiante contre le rapprochement avec la Russie. Il est nécessaire de rappeler que le rapprochement avec l'Europe était une promesse électorale de Ianoukovitch dans un contexte économique très difficile pour l'Ukraine. Suite à l'annonce de l'abandon de cet engagement, des étudiant(e)s de Kiev se sont mobilisé(e)s contre la position pro-russe du président. Le 30 novembre 2013, une manifestation tenue à Maïdan inscrite dans ce mouvement de contestation de très faible ampleur, sera brutalement réprimée, un geste qui choquera la population Ukrainienne.

Tous s'entendent pour dire que la répression politique était revenue en force avec l'élection de Ianoukovitch (en 2010) et qu'un grand mépris généralisé envers les forces de l'ordre était déjà bien senti dans une Ukraine aux prises avec une corruption dépassant l'imaginaire. Ianoukovitch jouissait donc bien avant la révolution de très peu de capital politique et de légitimité, lui qui avait déjà un historique chargé d'accusations de fraudes électorales et fiscales. Dès le lendemain de cette manifestation, sur la même place Maïdan, des milliers de personnes se réunissent pour protester contre la violence du régime. Deux jours plus tard, ce sont des dizaines de milliers de protestataires de régions diverses qui occupent Maïdan.

Dans la deuxième semaine de décembre, les manifestant(e)s érigent une barricade autour de la place Maïdan pour se protéger des forces de l'ordre. À partir de ce moment, le square se transforme en occupation permanente (tentes de gens provenant de l'extérieur de Kiev, micros ouverts, soupes populaires, centres médicaux de fortune, activités artistiques, ateliers d'autodéfense...). Le 16 janvier, le parlement ukrainien vote avec une rapidité hors de l'ordinaire une loi restreignant le droit de manifester, le port de masques et renforce les conséquences légales pour les protestataires (7 à 15 ans d'emprisonnement pour avoir manifesté). Loin de diminuer la mobilisation, les manifestations gagnent en nombre et en agressivité (on compte 5 morts dans la seule journée du 19 janvier).

Jusqu'au départ de Ianoukovitch (22 février), la répression est d'une rare violence. Les protestataires de Maïdan craignent de sortir du quartier occupé, de peur de se faire battre, kidnapper ou tuer. L'organisation pour l'accompagnement et la protection des manifestant(e)s hors de Maïdan est très structurée. Pendant plusieurs semaines aussi, un mouvement appelé « anti-Maïdan » voit le jour et organise une occupation dans un parc non loin de Maïdan . Rapidement on apprend que ces gens sont payés et leur mobilisation perd en crédibilité.

Le 18 février, la situation connait un tournant majeur. Des armes automatiques, fusils à pompe et snipers sont utilisés contre les occupant(e)s de Maïdan pendant trois jours. Les rues de Kiev sont vides, mais c'est une scène digne d'une guerre civile à Maïdan et dans les rues avoisinantes. Les chiffres les plus populaires montrent près de 100 morts de tous âges et plus de 250 disparu(e)s.

Le billet se poursuit après la galerie

72 heures de violences meurtrières en Ukraine

Le 21 février, Ioulia Tymochenko (première ministre en 2005 et en 2007-2010) emprisonnée en 2011 en raison de contrats de gaz passés en 2009 avantageant la Russie et ruinant l'Ukraine) se présente sur la scène à Maïdan devant des milliers de personnes. Sortie de prison depuis à peine quelques heures, elle annonce qu'elle réglera la situation en retrouvant ses fonctions au gouvernement. Huée par la majorité, un protestataire invite la foule à ne pas lui accorder d'attention et à prendre les armes pour chasser Ianoukovitch du pays. Le lendemain, Ianoukovitch est introuvable et des manifestants s'étant fait connaitre pendant les derniers mois sont portés au gouvernement par acclamation de la foule. Ce nouveau gouvernement destitue le président, demande à la cour pénale internationale de le juger pour crimes contre l'humanité et dissout les forces spéciales antiémeute (Berkut).

Toutes les personnes que nous avons rencontrées parlent de ce moment comme de la victoire de la révolution. Cependant, le 28 février, l'armée russe envahit la Crimée (région dite autonome de l'Ukraine à la démographie changeante selon les sources). Alors que l'essentiel de l'activité militante de Maïdan était tournée, depuis à peine une semaine, vers la construction d'un nouvel État. Cet événement devient une préoccupation importante, une nouvelle source de légitimité pour les forces coercitives embryonnaires de Maïdan et surtout un souffle puissant sur la flamme nationaliste ukrainienne.

La contestation populaire à Maïdan et dans l'ensemble de l'Ukraine s'inscrit dans une perspective anti-gouvernementale contre la corruption et la répression inhérente à la politique ukrainienne. L'adhésion à l'Union européenne, si elle semble significative, prend rapidement un rôle de second plan dans un mouvement social de grande ampleur qui touche tous les groupes et toutes les classes de la société. Les Ukrainiens et Ukrainiennes n'aspiraient pas à un mode de vie à l'image des sociétés d'Europe occidentale: ils s'attendaient seulement à un mode de vie semblable au leur de la part de leurs dirigeants. La soif de justice et de démocratie de l'Ukraine semble être le véritable enjeu, l'Ukraine ayant un historique d'occupation, d'esclavage et de soumission aux puissances environnantes ainsi qu'une situation géographique d'État tampon entre les deux gros blocs que sont l'Europe et la Russie. C'est un véritable désir d'émancipation, de liberté et de dignité qui est mis de l'avant à Maïdan, ce qui explique la pluralité des groupes et des opinions politiques qui cohabitent dans le square.

Les groupes organisés les plus en vue veillent au maintien et à la gestion de l'énorme scène de spectacle qui accueille aussi bien les manifestant(e)s que les personnages religieux; s'occupent de l'approvisionnement et de la distribution de nourriture à toute heure du jour et en plusieurs endroits; organisent des postes de garde aux entrées des barricades et des bâtiments occupés (où l'alcool et des armes à feu sont prohibés); offrent des cours publics dans le cadre d'une université populaire; développent une bibliothèque publique; prennent soin des blessé(e)s dans quelques infirmeries (notamment dans l'ancien bâtiment de la télévision publique); gèrent les journalistes curieux; couvrent de peinture et de bannières les bâtiments occupés et plus encore.

On trouve aussi Afto Maïdan, qui lors des derniers mois, traquait Ianoukovitch et son entourage jusqu'à leurs domiciles. À bord de leur voiture, ces protestataires formaient des manifestations, bloquaient des routes et passaient des frontières pour suivre des dirigeants. Leur popularité et leur efficacité expliquent la répression particulièrement dure dont ce groupe a été victime, les histoires de kidnapping et torture sont monnaie courante. Aussi, Pravy Sektor (signifiant «secteur de la droiture»), aisément identifiable par son drapeau rouge et noir, est un groupe maintenant reconnu pour son organisation militarisée et son efficacité à combattre les forces de l'ordre. Jusqu'à maintenant, ces groupes semblent collaborer et se compléter, parce qu'unis dans le désir de changement structurel de l'Ukraine. La réaction de la foule quant au retour de Timochenko fut plus qu'éloquente à cet effet. L'Ukraine aspire à un renouveau en profondeur, pas seulement un changement des leaders.

Ce désir d'émancipation a été rapidement interprété comme un mouvement nationaliste exclusif, violent et oppressif à l'égard d'une minorité russophone et russophile soutenue par la Russie. Il est nécessaire ici de préciser certains éléments : Maïdan n'est en rien une force nationaliste, oppressive et fascisante. Le caractère inclusif du mouvement et la diversité des individus présents sur la place sont en soi fascinants et assez particuliers. Il faut d'autant plus comprendre que la division linguistique n'est pas aussi franche que ce qu'on voudra bien nous le faire croire. L'Ukraine est un pays parlant couramment deux langues: l'Ukrainien et le Russe. L'ensemble de la population utilise quotidiennement les deux langues, déconstruisant donc le mythe que le pays est complètement divisé linguistiquement.

Suite aux rencontres que nous avons faites, c'est plutôt par zones d'influences qu'il faut comprendre le pays. L'Est est russophone et russophile, profondément influencé par la culture, les médias et la présence russe. L'Ouest subit l'influence européenne et est d'autant plus animé par un désir d'affirmation nationale unique, entre autres parce que la langue ukrainienne est plus couramment utilisée. C'est donc une même nation aux prises avec deux pôles d'influence différents ou plutôt une nation avec deux langues maternelles. La révolution Ukrainienne n'est donc en rien exclusive à la partie occidentale du pays: Les russophones y sont non seulement les bienvenu(e)s, ils et elles y ont aussi participé.

À propos de l'impressionnant arsenal de défense de Maïdan dont les médias de masse nous gavent de photos, plus spécialement les médias russes, l'essentiel des armes utilisées par les protestataires étaient faites à la main. Quelques pièces de métal soudées et des lourds tuyaux pour la plupart. Nous pouvons voir aussi du matériel policier et militaire; semble-t-il qu'il ait été abandonné par les forces de l'ordre lors de leur retrait ou capturé lors d'assauts de postes de police. Des rumeurs veulent que les États-Unis aient financé l'achat d'armes, mais voyant la tendance vers la démocratie participative et non à l'autoritarisme d'un leader charismatique, ces rumeurs semblent idéologiquement incohérentes, sans compter le caractère rudimentaire des équipements.

Nous avons été évidemment frappés par le caractère militarisé de Maïdan, ce qui cultive encore une fois l'idée d'une révolution violente et extrémiste, une image qui fait bien l'affaire de plusieurs dirigeants internationaux, à commencer par Vladimir Poutine. Encore une fois, une étude terrain nous permet rapidement de constater la quasi-nécessité des unités de défenses de Maïdan ou du moins de comprendre la légitimité dont bénéficient les groupes à tendance militaire au sein de l'occupation.

La chronologie des événements nous permet de comprendre cette nécessité. Les manifestations à Maïdan furent d'une rare violence, les combats entre les forces de l'ordre ayant mené à la mort une centaine de personnes et fait plus du double de disparu(e)s. Les témoignages des gens interviewés sont encore plus éloquents: en plus des forces antiémeute régulières (Berkut), des rumeurs énoncent la présence de Spetznaz, fameuses forces spéciales russes sur le terrain, sans compter l'enrôlement massif des Titouchkas par Ianoucovitch pour déstabiliser le pays. Ces hooligans avaient comme ultime mandat de nuire à la révolution par le tabassage en règle de sympathisant(e)s dans les rues de Kiev pour 20 dollars par jour et ce pendant plusieurs mois. Il n'est donc pas surprenant de voir à Maïdan que des troupes fort bien organisées et disciplinées se mandatent de défendre la place forte et de rétablir un certain ordre dans les rues, considérant le démantèlement quasi complet des forces policières depuis le départ de Ianoucovitch.

Si nous prenons le temps de décrire cette minorité de personnes, c'est pour éloigner les accusations de mouvement fasciste dont beaucoup de médias parlent. En fait, le quotidien de la plupart des occupant(e)s de Maïdan en ce début mars se résume à couper du bois pour chauffer les tentes, préparer la nourriture pour les différents points de distribution de soupe, organiser la bibliothèque, planifier l'université populaire, gérer les communications entre ces différentes activités et avec les médias locaux, nettoyer les rues, réparer les bâtiments endommagés lors des négociations avec les forces de l'ordre, rechercher des sources de financement et surtout réfléchir à l'avenir politique de l'Ukraine et les moyens pertinents pour y parvenir.

L'expérience démocratique et d'affirmation que la population a expérimentée dans les derniers mois, le renversement des forces coercitives de l'État et la prise d'une partie du gouvernement montrent qu'il s'agit bel et bien d'une révolution ou d'un coup d'État, selon l'opinion de l'analyste. Cependant, l'organisation horizontale de l'occupation de Maïdan et la sympathie de la société civile pour ce mouvement semblent avoir ouvert la porte à une société civile plus que concernée et active dans la construction de son avenir. Le seul risque demeure dans l'instrumentalisation du mouvement par un groupe bien organisé, à commencer par l'ancienne garde politique, l'élite économique et les groupes politiques structurés.

Cela dit, la réaction de la foule quant au retour de Timochenko, le silence de plusieurs membres de l'ancien parlement, l'invisibilité de Ianoukovitch et la création d'un parti politique par Pravy Sektor, seule faction véritablement organisée et puissante (parce qu'armée) nous donne le sentiment que la société civile ukrainienne, même si présentement dans une posture très instable, a redessiné ses rapports face à l'élite dirigeante et sortira transformée par cet exercice profondément démocratique.

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