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Cruelle critique: «Eye in the Sky» ou la vendeuse de pain

Je ne vous recommande pas d'aller voir, même si certains d'entre vous l'adoreraient pour toutes les mauvaises raisons.
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Avertissement : si vous prévoyez aller voir ce film, ne lisez pas cette chronique qui révèle TOUT de l'intrigue.

On me demande souvent à quoi servent les critiques. Quand j'entends parler d'un nouveau film à l'affiche, je ne regarde que le score général des critiques avant de décider de le voir ou pas. Si le score est mauvais, je lis les plus méchantes critiques pour me rassurer sur comment j'ai bien fait de ne pas avoir gaspillé mon 6,05 $ du mardi, tout en me délectant de l'intrigue complète que j'ai le bonheur de connaître gratuitement en quelques minutes plutôt qu'en deux pénibles heures.

Mais si le score est bon et que le propos m'intéresse, j'essaie d'oublier la bande-annonce, les entrevues que j'ai vues à la télé, et je ne lis aucune critique ou synopsis afin d'avoir une surprise complète durant le visionnement. Après le film, c'est là que je me précipite sur les Internets pour y lire les critiques et confirmer ce que j'ai compris et aimé, et comprendre ce qui m'a échappé. Voilà à quoi servent les critiques pour moi.

Pour Eye in the Sky, un thriller britannique du Sud-Africain Gavin Hood (X-Men Origins: Wolverine, Ender's Game) sur la guerre menée par les drones américains et leurs inévitables dommages collatéraux, j'étais sceptique à la fois de la qualité du film et de l'incroyable consensus positif des critiques selon le site Rotten Tomatoes.

Habituellement, un tel consensus mystérieux s'explique par un phénomène de battage médiatique qui n'a rien à voir avec la richesse artistique de l'œuvre, mais plutôt par un engouement des critiques à «faire partie de la gang». Vous avez aussi le phénomène inverse de descendre un film en groupe même s'il n'est pas si mauvais. Un peu comme des actions à la bourse, personne ne veut se retrouver dans le camp des dissidents perdants.

Mais pas moi.

C'est pourquoi je ne vous recommande pas d'aller voir Eye in the Sky, même si certains d'entre vous l'adoreraient pour toutes les mauvaises raisons. Mais qui suis-je pour savoir ce que le spectateur aime? Si vous n'irez pas le voir, lisez ce qui suit pour savoir tout de l'intrigue, savoir pourquoi vous avez bien fait de ne pas vous y rendre et sauver votre 6,05 $ du mardi.

Asseyez-vous bien, le thriller commence

Le film débute par la petite famille kényane qui ressemble au rêve américain. Papa musulman répare le cerceau multicolore de son unique fille enfant, elle dit «merci, papa» dans le langage local pendant que maman musulmane prépare le pain à vendre par la fillette pour subvenir aux besoins de cette famille pauvre. On comprend que la fillette deviendra la vraie héroïne du film puisque Helen Mirren jouera l'anti-héroïne à laquelle aucune femme ne voudrait s'associer. J'y reviens plus tard.

Pendant ce temps dans le village kényan, la milice des extrémistes terroristes se promène en camionnette armée, et comme nous sommes dans les 15 premières minutes et que Hollywood nous a habitués à des pétards en début de film, on attend impatiemment le massacre des civils et la barbarie qui va suivre pour démarrer le film... Mais non. Sur un fondu, rien ne se passe et le but de l'intrigue nous est dévoilé lors de cette journée qui commence aux États-Unis.

Helen Mirren, actrice britannique au parcours impeccable que Budweiser a choisi (qui d'autres aurait pu faire ce rôle?) pour leur géniale annonce du Super Bowl contre l'alcool au volant, se réveille au côté de son mari ronflant. Elle est une haute gradée de l'armée britannique en commande de la division qui traque les terroristes à travers le monde à l'aide de drones américains munis de caméras (eye in the sky) et, optionnellement, de missiles Hellfire pour tuer: les fameux assassinats commandés à distance.

Dans un flashback de faits réels, cette fiction tournée en 2014 associe la milice du film au groupe réel al-Shabaab, auteur de l'attentat de 2013 du centre commercial de Westgate à Nairobi. La mission de la journée pour Helen Mirren (si vous l'acceptez), est une capture d'une ressortissante britannique radicalisée ainsi que d'un citoyen américain dans la même situation, que al-Shabaab a recrutés.

Un thriller-théâtre

À partir de ce moment, on nous présente tous les personnages secondaires qui auront leur 15 minutes de temps de film, et il y en a bien au moins une douzaine. Pour résumer vite, il y a Alan Rickman, en général britannique qui doit superviser l'opération avec les membres du gouvernement.

(Une petite parenthèse sur ce grand acteur, qui nous a quittés récemment victime d'un cancer du pancréas. Il est surtout connu pour Severus Snape (Severus Rogue en français) dans Harry Potter. Bien qu'il volait la vedette dans ces films, son talent est même encore plus grand.)

Dans Eye in the Sky, son dernier rôle joué (il sera aussi la voix de la chenille dans le prochain Alice Trough the Looking Glass), il est malheureusement sous-utilisé dans une performance statique qui se contente de tapocher des lettres au clavier à l'intention de Helen Mirren. Par contre, il aura une dernière réplique (à vie) à énoncer. J'y reviens plus tard.

Les autres personnages, plus divers les uns que les autres, mais outrageusement unidimensionnels, pourraient s'énumérer comme suit : le pilote du drone, son assistante, le lieutenant qui les supervise, l'agent sur le terrain au Kenya, le soldat qui calcule les dommages collatéraux, le ministre des Relations extérieures, le juge en chef, le secrétaire d'État britannique, ses attachés de presse, le secrétaire d'État américain, une élue du gouvernement britannique particulièrement hystérique. Comme vous le constatez peut-être, les terroristes ne sont que des figurants. Donc les méchants ne sont pas vraiment eux, mais plutôt ceux qui s'opposent à l'opération. Ou serait-ce plutôt ceux qui désirent la mener à but à tout prix, même au prix d'innocents humains?

Le film devient alors un théâtre qui se déroule à 4 ou 5 décors intérieurs assez claustrophobiques et un seul décor en nature, le village kényan. On a aussi droit à la vue des caméras, ceux des drones et des autres bidules d'espionnage : un colibri en métal qui ne connait pas le mot discrétion et un scarabée volant électronique appelé Ringo (la comprenez-vous? Ringo le beetle). Je ne sais pas si tout ça existe en vrai, mais ce film a manifestement l'intention d'apparaître très fidèle à la réalité, au point où l'action se déroule en temps réel, seconde par seconde.

Au niveau cinématographique, on repassera. Pris entre tous ces décors statiques, il me semble que j'aurais été mieux servi par une pièce de théâtre. Quoqu'il est vrai que l'expression «être au bord de son siège» (edge-of-your-seat thriller) s'applique très bien ici, moi-même me sentant mal à l'aise dans mon siège de cette salle assez bien remplie, et constatant aussi que les autres spectateurs se tordaient péniblement sur eux-mêmes.

La vendeuse de pain

Tout irait bien dans cette fiction si les fichus terroristes se laissaient capturer sans opposer de résistance, mais comme tout travail 9 à 5 peut contenir ses imprévus, dans le monde de la chaîne de commande des drones il y a aussi sa part de défis. Les terroristes changent d'endroit, s'arment pour une mission suicide et, comble de malheur, se terrent à côté de qui? De la petite fillette vendeuse de pain.

Donc la mission de capture se transforme en mission de tirage de missiles Hellfire dans le but de tuer tout le monde qui est méchant au Kenya dans une zone de 20 mètres carrés, et tous dans la chaîne de commande s'agitent, crient, s'exaspèrent, s'impatientent, sont émus ou se résignent. Car le missile Hellfire n'est pas assez intelligent (encore) pour déterminer quelles cibles sont gentilles ou méchantes. Et qui est-ce qui a le malheur tout à fait innocent d'aller vendre son pain dans le 20 mètres carrés de destruction? Eh oui, la petite fillette aux pains, qui émeut tout le monde, sauf le personnage de Helen Mirren.

Et c'est là que Helen Mirren excelle, car elle a une mission à accomplir froidement, et que ce n'est pas une petite fillette au cerceau qui va l'empêcher de la mener à terme. Jusqu'à même falsifier les données pour que l'ordre de tirer s'exécute. Dans sa logique implacable, le personnage joué par Helen Mirren avance comme un rouleau compresseur.

Le film se transforme alors en un gigantesque débat : peut-on tuer intentionnellement une fillette innocente pour sauver 80 possibles victimes d'un attentat terroriste (et possiblement des fillettes dans les victimes) ou doit-on laisser les terroristes se défiler et sauver la vie de la fillette (sachant qu'il y aura des victimes dans un attentat terroriste, mais qui seront les victimes des terroristes et non des puissances occidentales)?

Sans entrer dans les détails, dans le film, il est démontré clairement que la fillette ne peut être sauvée en même temps que les terroristes sont éliminés. Donc, il n'est pas question ici de négocier une situation intermédiaire qui satisferait tout le monde. C'est la fillette meurt et les terroristes perdent, ou elle ne meurt pas et les terroristes gagnent.

Pour tout le monde, même les spectateurs, ce débat ne se pose même pas. Tous ont une opinion tranchée et sont certains du bien-fondé de leurs arguments. Ceux qui veulent sauver la fillette à tout prix ne se demandent même pas s'il faut sauver les 80 victimes potentielles du futur attentat, et ceux qui veulent empêcher les terroristes ne se demandent même pas si la vie de la fillette vaut plus que les 80 futures victimes.

Moi-même, j'ai une opinion sur ce sujet, que je ne dévoile pas ici, ne voulant pas m'attirer la foudre de l'un ou l'autre de ces groupes. Ce n'est pas le but de ma critique.

Le dilemme du tramway

Sans le savoir, le scénariste a transposé le dilemme du tramway dans ce film. De quoi s'agit-il? C'est une expérience en science éthique qui date de 1967. La prémisse est comme suit et n'est pas négociable (comme «oui, mais, si ça et ça pouvaient se passer», non il y a juste deux choix et on ne peut en sortir) : un tramway fou dévale une pente et va tuer 5 personnes qui se trouvent sur les rails... à moins que quelqu'un n'actionne le levier pour changer la voie. Dans ce cas-ci, le tramway ne va tuer qu'une seule personne.

C'est une expérience intéressante qui a été menée sur toutes sortes de sujets. Par exemple, avec des autistes, ils ont répondu qu'il fallait intentionnellement tuer une personne pour en sauver 5. La plupart laisserait le tramway tuer les 5 personnes (le destin) plutôt que de dévier le tramway pour tuer une personne (meurtre).

Il y a plein de variantes. Si la seule personne est mauvaise, criminelle, ou un membre aimé de notre famille se trouve dans les 5 personnes, ou une fillette, etc. Évidemment, les réponses changent selon qui sera tué dans chacun des cas, et cela démontre le côté éthique de l'humain dans toutes sortes de situations. Éthique qui est malléable pour chaque individu, avec de possibles bases dans la neurologie.

Or, ce film produit exactement le même effet. Si tel ou tel facteur change, votre opinion changera-t-elle? Ooops, un personnage rajoute un nouvel argument : votre opinion s'est-elle modifiée?

L'opinion du réalisateur m'intéressait plus que la mienne. De quel côté le film se plaçait? La joute de ping-pong (littérale, car il y a effectivement du ping-pong dans le film) entre les personnages et les arguments qu'ils se lancent et relancent pouvait-elle m'indiquer le parti pris du film? Eh bien non, il semble que le film schizophrénique ne prenait pas position.

Jusqu'à la dernière réplique assassine de Alan Rickman, qui en gros se traduit comme suit : il n'y a rien de mieux qu'un soldat pour connaître les horreurs de la guerre. Alan peut mourir grand acteur. Soit dit en passant, il avait l'air déjà fatigué et malade dans ce film tourné plus d'un an avant sa mort. J'étais donc satisfait, je savais maintenant où le film logeait.

Ou le savais-je vraiment? Car la dernière scène du film semble tout chambouler. Je n'en dis pas plus, à part que le missile Hellfire va partir, et deux fois plutôt qu'une.

La litanie des incohérences

Donc, j'étais sur le bord de mon siège, une sensation rare au cinéma, mais quand même inconfortable, j'étais pris dans un télé-théâtre claustrophobique avec des personnages secondaires assez peu développés et caricaturaux et une joute de ping-pong d'arguments éthiques qui me semblaient fastidieux, et je n'étais pas encore achevé.

Mais ce qui a fait déborder mon vase est la liste d'incohérences du film.

Paraîtrait-il que le pilote d'un drone peut décider si on tire le missile ou pas, même s'il a reçu l'ordre de plus haut, beaucoup plus haut. Parce qu'il a vu la petite fillette jouer au cerceau et ne peut se résoudre à l'envoyer comme dommage collatéral. Hé mon Dieu, avec des soldats comme ça, on ne gagnera pas la guerre de sitôt. Je n'ai jamais vu autant de soldats pleurer à faire leur job. On est sûrement pas loin d'un cas de cour martiale ici.

Ensuite, ce colibri de métal existe peut-être, mais si je voyais un objet métallique avec une caméra volant devant mes yeux, il me semble qu'en tant que terroriste je me dirais que je suis espionné. Saviez-vous qu'on peut identifier des corps déchiquetés à une distance de 22 000 pieds, pourvu que les corps soient bien sortis des décombres par les lois du hasard et leur visage tourné vers le ciel?

Quand un général donne un ordre de tirer le plus vite possible, eh bien rassurez-vous, le tir se fait seulement après 5 minutes, car on doit passer en revue une liste de tests à faire qui n'ont pas été faits préalablement, semble-t-il. Pendant tout ce temps, les terroristes ont 5 minutes disponibles pour leurs mauvaises actions. Pourvu que le pilote veuille bien tirer et ne rechigne pas parce qu'une fillette vend des pains sur le sillage du missile.

Et comment se fait-il qu'on demande à l'agent sur le terrain de se sauver avant le tir et qu'on ne lui dise rien quand l'ordre est lancé? Ne sera-t-il pas une victime collatérale lui aussi? Et je n'ai jamais vu des terroristes aussi pressés d'amener un enfant à l'hôpital, abandonnant même leurs armes. Auraient-ils une âme après tout? Vous me direz que même les terroristes ont des enfants. Pas sûr, moi.

Ça semble palpitant, je veux aller le voir

«Mais, Luc, ce film a l'air captivant, palpitant, pourquoi c'est mauvais?»

Parce que ma critique le rend plus intéressant qu'il ne l'est.

Pour réussir à sortir du cinéma tout croche, pas à cause du débat éthique, mais à cause de l'expérience cinématographique désagréable, ce film y parvient admirablement. Certaines personnes aiment être brassées comme dans un manège : parfait, allez-y, c'est le film pour vous.

Comme expérience qui change une vie, allez plutôt voir L'étreinte du serpent, un récit initiatique avec des effluves de 2001: A Space Odyssey et Altered States. Je n'en dis pas plus. Et il y a une raison pourquoi ce film est en noir et blanc.

Eye in the Sky

Edge-of-your-seat thriller : 9/10

Jeu de Helen Mirren : 8/10

Personnages secondaires : 3/10

Malaise constant : 1/10

Prêchi-prêcha éthique : 5/10

Note : 5/10

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