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Déracinés du système

Le premier août, jour du déclenchement des élections, nous apprenions l'arrestation des deux Grands-Mères et celle de leur neveu Jacob. Quelque part, à la jonction entre deux chemins forestiers, à 250 km au nord de l'élection en cours, se joue un drame relaté uniquement par un média social, le seul qui ose nous relier, du Sud au Nord, avec une vision du monde que nous n'avons toujours pas intégrée.
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La scène se passe le 26 juillet, à la jonction de deux chemins forestiers, à 250 kilomètres à vol d'oiseau au nord de l'élection québécoise en cours. Elle est triste et digne. Sauf qu'ici, l'oiseau que tient délicatement dans ses mains un neveu algonquin est un bébé qui ne sait pas encore voler. Il est tombé d'un arbre.

Quel est le lien avec l'élection? À la mi-juillet, les médias nous ont rapporté que des Atikamekw bloquaient une équipe de bucherons de Produits forestiers Résolu de Montréal. Cette compagnie, armée d'un droit de coupe officiel, voyait son équipement et ses travailleurs empêchés de travailler sur leurs lots désignés. Après plusieurs jours de négociations, les Atikamekw résistants acceptaient, le vendredi 20 juillet, d'accepter la demande de la compagnie. Cela, sans en discuter avec d'autres membres de leur famille. Le 26 juillet, l'équipe de la compagnie se heurte à nouveau à un barrage bien dérisoire à la jonction de deux chemins forestiers.

La caméra nous montre d'abord une Grand-Mère autochtone qui prend son bâton de parole et se dirige vers un groupe qui se tient debout au milieu de la route. Le groupe auquel elle s'adresse est composé du sergent Saint-Louis de la SQ, de Guy Dionne, chef d'équipe de la compagnie forestière, d'un agent de conservation de la nature qui filme le groupe autochtone et de deux observateurs blancs qui se tiennent au bord de la route.

Le sergent Saint-Louis parle en premier. Il se présente et demande le nom de son interlocutrice. Il explique qu'il ne prend pas parti dans le différend, que son rôle est de favoriser l'élaboration d'une entente pacifique. Si toutefois les autochtones persistent à empêcher les machines de passer, ils sont susceptibles de poursuites criminelles pour méfaits et d'être accusés d'avoir brisé la loi de la route, ce qui peut leur mériter une amende.

La Grand-Mère ne fait qu'une demande: que tous les bucherons approchent pour entendre ce qu'ils veulent leur expliquer. Ces Atikamekw demandent donc simplement de pouvoir parler directement à tous les bucherons demeurés assis à l'arrière. Dionne est gêné et ne sait trop quoi faire. Il n'est pas là pour palabrer, mais pour traverser ou se voir refuser le passage, ce qui constituerait une offense au titre de la loi, état de fait dont témoignera par la suite le sergent Saint-Louis. Il hésite puis explique qu'il représente tous les bucherons et qu'il refuse de les stresser en leur faisant écouter les autochtone.

La Grand-Mère accepte et annonce que son neveu, Jacob, veut leur montrer quelque chose. Celui-ci s'approche, tenant délicatement un objet posé sur un bout de tissu blanc. « Les travailleurs ne voient pas ce qui se passe ici », dit-il en posant la petite perdrix par terre. Il s'est agenouillé.

« Ceci est un bébé oiseau. Chaque fois que vous faites tomber un arbre, vous ne voyez pas ceci. C'est pourquoi je voulais parler aux bucherons, pour qu'ils puissent voir ce qu'ils sont en train de faire. Il y a des orignaux qui courent autour d'ici, effrayés, jour et nuit. Il y a un petit ours qui court sans sa mère.

Ceci est notre vie. C'est à ceci que nous croyons. C'est la raison pour laquelle nous tentons de négocier quelque chose. Nous ne parlons pas à travers notre chapeau. (Montrant l'oiseau). Voilà la raison.

Combien de nids avez-vous jetés par terre cet été? Prenez-vous ceci en considération? Combien d'autres animaux avez-vous chassés de ce territoire? Alors, qu'est-ce que nous allons avoir à manger? Qu'est-ce que nous allons pouvoir montrer à nos enfants? Voilà pourquoi nous tentons de faire quelque chose.

Ce n'est pas parce que nous sommes contre le système. Ce n'est pas parce que nous sommes contre vos bucherons. C'est que nous voulons, c'est vous rendre conscients de la situation, d'introduire cela dans la conscience de l'industrie forestière, du gouvernement et de vous qui représentez la justice, supposément.

Maintenant, vous comprenez notre position. Vous voyez notre but, notre rêve. Le territoire de mon oncle est buché à 80 % et ils vont tenter d'en couper encore? Sans compensation? Qu'allons-nous faire? Sommes-nous déracinés du système? Nous n'avons pas de voix? Est-ce bien ça votre démocratie pour rendre possible d'écraser les petites gens? Cela fait mal, non simplement à moi, mais à toutes les créatures du territoire. Les rivières sont dérangées. Que faites-vous aux poissons? Les animaux qui se déplacent la nuit, ils n'ont pas le temps de dormir. Voilà ce qui fait mal.

Alors si vous voulez continuer, allez-y et arrêtez mes tantes. Arrêtez les gens. Mais vous voyez ce que nous faisons, ce pour quoi nous résistons. » Jacob est encore agenouillé.

Le premier août, jour du déclenchement des élections, nous apprenions l'arrestation des deux Grands-Mères et celle de leur neveu Jacob. Quelque part, à la jonction entre deux chemins forestiers, à 250 km au nord de l'élection en cours, se joue un drame relaté uniquement par un média social, le seul qui ose nous relier, du Sud au Nord, avec une vision du monde que nous n'avons toujours pas intégrée. Si nous déferlons par milliers le jour de la terre, indignés par les dévastations, portant bien haut nos pancartes et ayant à peu près appris par cœur le petit catéchisme du développement durable, comment osons-nous encore l'indifférence devant Jacob et les Grands-Mères?

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