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Je dois rester à la place qu’on me donne

Réduire la question du racisme à savoir si untel ou unetelle est raciste, c’est morceler un problème qui occulte l’essentiel.
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Ma personne, noire, telle qu’on le dit apparaît toujours comme une Autre si étrangère, qu’il est impossible de s’identifier à moi et projeter son désir sur ma personne.
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Ma personne, noire, telle qu’on le dit apparaît toujours comme une Autre si étrangère, qu’il est impossible de s’identifier à moi et projeter son désir sur ma personne.

J'étais étudiante. Mes observations ont commencé dans les couloirs de l'UQAM lorsqu'on distribuait des tracts. La distribution avait son rythme, ses moments, une cadence particulière. Que ce soit pour une assemblée générale, un spectacle ou même une grève, quand j'arrivais à la hauteur de la personne qui distribuait, il arrivait souvent qu'on ne me tende rien à moi. J'ai fait œuvre de bonne foi, j'ai considéré plusieurs hypothèses :

  • Les gestes de la personne possédant les tracts sont diffus et imprévisibles.
  • J'ai la malchance d'arriver quand son poignet lui fait mal
  • J'ai l'air trop pressée.
  • Il faut économiser les tracts.
  • La formation de ces personnes est trop rapide.

J'ai donc commencé à observer les scansions de ce geste si simple en apparence. Et là, quand le hasard a commencé à être prévisible, je me suis mise à me demander qu'est-ce qui se passait quand je passais. Ma personne, noire, telle qu'on le dit apparaît toujours comme une Autre si étrangère, qu'il est impossible de s'identifier à moi et projeter son désir (l'objet du tract) sur ma personne. Ma survisibilité est inversement proportionnelle à mon occultation politique, sociale. Ne pas me tendre le tract, c'est normal. Ça ne servirait à rien. On « joue safe ».

Je ne suis pas là ou plutôt, je dois être là sans y être, car j'ai le rôle de la limite à partir de laquelle on se définit. Double injonction impossible.

Mon apparence rompt toujours un récit où je ne figure pas. Pourtant, que serait cette Amérique sans ces millions d'hommes, de femmes et d'enfants mis en esclavage? Mon apparence charrie une autre fréquence qui nuit à la douce mélodie de l'histoire qui est racontée. Il y a un écueil, dangereux, comme un précipice. Il faut me contourner : je ne fais pas partie du politique. Je ne suis pas là ou plutôt, je dois être là sans y être, car j'ai le rôle de la limite à partir de laquelle on se définit. Double injonction impossible.

Bien sûr, ces gentilles personnes ne sont pas racistes, mais elles ne savent pas non plus qu'elles sont blanches.

La marge est ma maison et elle ne respecte pas les normes. Dès que je fais une fenêtre, on la placarde. Je dois rester à la place qu'on me donne. Alors cette place, comment je sais qu'elle est pour moi? Quand je parle, on me dit que je ne saisis pas bien l'objet de mon propos. Quand je me déplace et je m'assois, on me dit d'aller voir plus loin. Être reléguée aux espaces désocialisés est un aveu que cet endoctrinement racial aux oripeaux flamboyants et mortifères est bien vivant et serpente les gestes « anodins » d'une personne qui distribue des tracts. Bien sûr, ces gentilles personnes ne sont pas racistes, mais elles ne savent pas non plus qu'elles sont blanches.

Cet aveuglement est toujours confortable. Je n'ai jamais vécu en ayant le luxe de ne pas savoir où je me situais. Je n'ai jamais eu le luxe d'ignorer les enjeux sociaux qui réitèrent des siècles d'une violence symbolique et physique faite à ces corps non définis comme étant la norme, ces Autres.

Ce similiargument hédoniste aux allures humanistes est une des ficelles du maintien du statu quo.

Je suis moi-même bibliothécaire et dans le domaine on entend trop souvent ce bout de phrase et j'insiste sur le bout : « ... mais si ça fait du bien à quelqu'un ». Prétexte qui ferait en sorte qu'il est tout à fait possible de garnir les bibliothèques d'un mauvais livre puisque ça ferait du bien à quelqu'un. Ce similiargument hédoniste aux allures humanistes est une des ficelles du maintien du statu quo. Je demeure persuadée que c'est nettement insuffisant pour acheter un livre. Convaincue de la légitimité de mon refus à me plier à ce similiargument, je me faisais un bonheur fou de ne pas acheter des livres, plusieurs livres. Les ressources sont toujours limitées, il faut choisir.

Cette idée qui semble faire oeuvre de grande amabilité est très proche de la commisération, de la pitié et du mépris. Cette médiocrité est ambiante. Elle ne concerne pas uniquement le milieu des bibliothèques.

Il faut être attentif pour observer comment se maintiennent l'ordre social et la reproduction des dominations de toutes sortes.

Il y a cette phrase dans le film de Lars Von Trier, Dogville, où vers la fin, un personnage dit : « Les gens sont imputables de leurs actions, tu leur dois ça. » De mon côté, je prolonge en disant que les gens sont même imputables de leur non-action en tant qu'action. Il faut être attentif pour observer comment se maintiennent l'ordre social et la reproduction des dominations de toutes sortes.

Comme on veut « faire du bien » à la majorité en « jouant safe», on est prêt à tout sacrifier sur l'hôtel hédoniste comme si le plaisir que nous pouvions tirer d'une action était, avec le cynisme ambiant, le seul étalon de mesure. Et qui en tire du plaisir? Il faut rassurer les gens dans leurs croyances les plus hideuses et leur renvoyer une belle et bonne image d'eux-mêmes. Ne pas les amener à douter, surtout pas. Ça ne leur ferait pas du bien.

Réduire la question du racisme à savoir si untel ou unetelle est raciste, c'est morceler un problème qui occulte l'essentiel.

Réduire la question du racisme à savoir si untel ou unetelle est raciste, c'est morceler un problème qui occulte l'essentiel, c'est effacer un horizon social et historique qui structure encore les imaginaires et la réalité en la réduisant à une portée individuelle.

On peut « jouer safe », mais lorsque ne pas prendre de risque signifie conserver un ordre social qui exclut en déshumanisant l'Autre, il faut risquer. Nous ne pouvons pas faire l'économie de l'humanité à laquelle on aspire.

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