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Le silence selon Ben Marcus

Depuis la sortie de son premier livre,, dont l'ambition folle était d'écrire quelque chose, on a vu surgir autour de Ben Marcus une bande d'aventuriers extasiés et maniaques: ses lecteurs.
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Depuis la sortie de son premier livre, The Age of Wire and String, dont l'ambition folle était d'écrire quelque chose jamais lu, on a vu surgir autour de Ben Marcus une bande d'aventuriers extasiés et maniaques: ses lecteurs. Il aura fallu attendre 2006 pour que paraisse une première traduction du Silence selon Jane Dark, deuxième roman du bonhomme qui ouvrait grand la porte de cette étrange littérature aux lecteurs francophones voulant bien s'arracher les yeux devant des phrases assourdissantes de beauté. Depuis, Ben Marcus a eu le temps de devenir le chef de file d'une fiction exigeante, indispensable et quasi secrète, portée par une bande de jeunes turcs ultra doués. Il débarque aujourd'hui, chez les toutes fraîches éditions du Sous-sol de la revue Feuilleton, avec le roman de la consécration publique et critique: L'alphabet de flammes. Chaud devant, un maître sort du bois.

Samuel et Claire ont un pépin: leur fille, Esther, est en train de les tuer. Littéralement. On ne sait pas vraiment comment toute cette histoire s'est goupillée, mais le langage est devenu mortel et une incroyable épidémie se répand dans tout le pays. Le machin passe par la bouche des enfants (d'abord juifs - faut bien un coupable idéal - puis sans distinction) et finit dans le corps moribond des adultes qui n'ont d'autre solution que de se cacher et fuir cette progéniture bavarde pour espérer survivre. Entre spéculations et rumeurs, le crachat des ondes radios exhorte les grandes personnes à l'exode. Tout ce joli monde terrifié s'évapore dans une ambiance walking dead aphone, mais le soir du grand départ Claire disparaît (une première fois) tandis que Samuel est attiré dans un mystérieux centre de recherche où il tente de trouver un improbable remède. On ne va pas se mentir, ça sent le roussi.

"Notre plus grande pollution était verbale"

La question que pose L'alphabet de flammes est d'emblée évidente: que reste-t-il de nos relations avec les autres lorsque toute communication est devenue impossible? Ou encore mieux: Est-ce que le fait de perdre son enfant unique en même temps que son langage constitue un repas de Noël pour psychanalystes paresseux? Arrivés au cœur du livre on se rend compte que les réponses qu'avance Marcus ne sont pas franchement jouasses. Dans son labo fortifié au milieu de l'apocalypse, Samuel travaille derrière des caches de fortune à un système qui permettrait de communiquer sans danger. Oui... sauf que tous les cobayes auxquels il soumet ces différents alphabets crèvent les uns après les autres. Chacune des lettres qu'il crée est comme une particule d'air gorgée de gaz, prête à s'enflammer, réduisant le sens de toute chose en un tas de cendre.

Les grands écrivains ont leur marotte. Chez Ben Marcus le Verbe a toujours été au centre des préoccupations. Il est toujours au commencement des problèmes. C'était déjà le cas dans Le silence selon Jane Dark où une armée de femmes "silentistes" voulaient éradiquer le mouvement et la parole, prenant Ben Marcus lui-même comme sujet d'étude. Dans L'alphabet de flammes la matrice du monde est faite de lettres illuminées qui pointent toutes vers une double filiation qualité Premium: d'un côté la tradition juive d'un certain récit allégorique, philosophique, qui débute aux pieds de la tour de Babel, se niche dans des colliers entiers de midrasches et trouve son expression la plus contemporaine chez Martin Buber et le mythe du Golem. De l'autre, le questionnement permanent d'une certaine littérature autour du langage et de son impossibilité à dire le monde. Comme on est sérieux et qu'on a fait ses devoirs on pense illico à Beckett (Molloy, Malone meurt...) ou à Burroughs pour qui la toxicité du langage fut le sujet d'une œuvre entière abîmée par une syntaxe d'une splendeur parfois opaque.

Cela dit, il semble exister une sorte d'espoir derrière ce silence qui s'annonce comme définitif. Il y a une issue, largement obturée on est d'accord, mais une issue tout de même dans ce temps passé et cette première personne du singulier utilisés par Samuel pour témoigner de son épreuve et qui permet, en partie, de reformer le monde. Au final, on se dit que le sujet même de L'alphabet de flammes devrait l'empêcher d'exister, mais c'est pourtant cette absurdité impossible à combler qui en fait une saillie du langage indispensable.

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Ben MARCUS - L'alphabet de flammes (éditions du Sous-sol, collection "Feuilleton Fiction" - traduit de l'américain par Thierry Decottignies)

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