J'ai parfois l'impression de vivre dans La Matrice, le film des frères Wachowski, lorsque je constate le décalage entre les faits, les événements et l'interprétation qui leur est donnée par les médias ainsi que par nos élites économiques et politiques. 2012 a permis d'atteindre un sommet dans ce décalage entre la réalité et notre perception collective. 2013 s'annonce déjà comme la suite de cet aveuglement programmé.
À plusieurs égards, La Matrice est une version nouveau millénaire de 1984 de George Orwell, œuvre prophétique de l'érosion de notre démocratie.
Dans 1984, Orwell écrit :
La Guerre, c'est la paix
La liberté, c'est l'esclavage
L'ignorance, c'est la force
Voici quelques phrases qui influenceront 2013.
Acheter, c'est économiser
Les ménages canadiens moyens sont maintenant endettés à 164% de leur revenu disponible annuel. Un bon tiers de cet endettement est constitué de dettes de consommation. Le tout soutenu à grand renfort de publicité : économisez maintenant ! Plusieurs traînent aujourd'hui le cycle de l'endettement comme un boulet au pied.
La liberté, c'est l'esclavage.
Les armes sont notre sécurité
Après la terrible tuerie de Newtown, au Connecticut, les ventes d'armes ont bondi partout aux États-Unis où plus de 300 millions d'armes sont déjà en circulation. Plus il y a d'armes en circulation, plus les risques de tuerie sont élevés. Et pourtant l'industrie cultive le sentiment d'insécurité à chaque tuerie pour promouvoir la vente d'armes.
La guerre, c'est la paix.
La science est secrète
Les scientifiques sont plus que jamais au service des intérêts qui les rémunèrent. Au Canada, l'État censure maintenant le travail des scientifiques, alors que dans le secteur des biotechnologies des entreprises musellent certains scientifiques à coup de menaces pour leur financement.
Revenons à Orwell: Big Brother est infaillible et tout-puissant. [...] toute découverte scientifique, toute connaissance, [...] sont considérés comme émanant directement de sa direction et de son inspiration. L'ignorance des uns fait la force des autres.
Créer des riches, c'est s'enrichir
La métaphore de la tarte est un des mythes fondateurs de notre société: plus la tarte grossit, plus la pointe attribuée à chacun sera grande. Il faut donc créer la richesse par tous les moyens et contre toute opposition. Depuis trois décennies, cependant, la richesse créée se concentre dans les mains de certains et la majorité de la population voit sa part de la tarte stagner. Qu'à cela ne tienne, on soutient maintenant qu'il faut créer des riches pour qu'une partie de leur richesse descende jusqu'à nous: c'est le trickle down economics. Le partage de la richesse, la seule véritable manière de nous enrichir tous, est aujourd'hui un tabou.
Le pétrole éthique
Est-il éthique d'exploiter une ressource qui a pour effet de détruire le climat qui permettra aux prochaines générations de vivre et de prospérer ? À ranger aux côtés du charbon propre, de l'énergie nucléaire propre et du développement responsable des ressources, concepts utilisés pour justifier à postériori des industries dont l'éthique est la plus grande faiblesse.
Voir aussi la Loi C-38 sur l'emploi, la croissance et la prospérité durable.
La menace des radicaux
Sont considérés radicaux tous ceux, écologistes, étudiants, autochtones, groupes de défense des droits, militants, scientifiques ou citoyens qui remettent en question les dogmes énoncés ci-haut. Une fois affublés de l'étiquette radicale, ceux-ci sont discrédités et l'État est justifié d'enquêter à leur sujet. À ranger aux côtés de menace terroriste potentielle, agents sous influence étrangère, ou ennemis de la création de richesse.
La rue contre la démocratie
En 2012 nous avons vu apparaître l'idée que la rue et la démocratie étaient opposées. Il y a les bons citoyens, qui votent (ou non) à tous les quatre ans et qui se taisent, et les mauvais citoyens, qui manifestent pour défendre leurs droits entre les élections. Cette opposition prendra de l'ampleur au Canada en 2013 puisque le Parlement élu par les Canadiens, privé d'information, n'est plus en mesure de faire son travail. Cela permet au gouvernement de continuer de prétendre que le Parlement est une perte de temps inutile, autre Orwellisme qui lui permet de renforcer son pouvoir.
À la ligne de départ, 2013 se présente comme une année où la démocratie, le partage de la richesse, l'environnement, la science et la vérité sont assiégés, laissant le champ libre aux intérêts qui savent tirer les bénéfices de cette érosion. Et notre aveuglement est une condition nécessaire à cette domination des intérêts d'une minorité sur ceux du plus grand nombre. Pour reprendre Orwell : En résumé, une société hiérarchisée n'était possible que sur la base de la pauvreté et de l'ignorance. C'est bien ce que nous nous employons à cultiver.
Et je laisserai le dernier mot au grand Lewis Caroll, dans De l'Autre côté du Miroir:
«- Lorsque moi j'emploie un mot, [...], il signifie exactement ce qu'il me plaît qu'il signifie... ni plus... ni moins.
- La question, dit Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu'ils veulent dire.
- La question, riposta Humpty-Dumpty, est de savoir qui sera le maître... un point c'est tout.»
Mon souhait pour 2013: que nous nous employons à faire éclater la vérité, à redonner aux mots leur vrai sens, et aux citoyens le vrai pouvoir.