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Les «selfies» exacerbent-ils le narcissisme des adolescents?

Faire un portrait de soi est désormais une pratique ordinaire. Mais y a-t-il pour autant lieu de croire que ces autoportraits favorisent des dispositions à l'amour de soi immodéré, surtout chez les jeunes qui en sont particulièrement friands?
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Dans les pages du dictionnaire d'Oxford où il a fait son entrée en août dernier, la définition du mot "selfies" est suivie d'une mise en contexte qui donne le ton de la réprobation morale qui l'entoure: Des selfies occasionnels sont acceptables, mais il n'est pas indispensable de poster tous les jours une nouvelle photo de soi."

"L'encouragement à se focaliser sur soi", "égocentrisme montant", "la narcisse communication" : les commentaires accompagnant la soudaine fortune de ce néologisme rappellent les accusations portées contre les tout premiers portraits photographiques. On se souvient de Baudelaire décrivant, en 1859, "une société immonde se ru[ant] comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur du métal".

Il faut bien reconnaître que la forme du néologisme elle-même apporte de l'eau au moulin. Ce diminutif de «self-portrait» induit la représentation d'un « Moi-tout court » qui se mirerait ad nauseam dans les nombreux miroirs tendus par les réseaux sociaux.

L'autoportrait à portée de main

La technologie semble oubliée dans l'affaire: et pourtant, bien plus que d'une supposée transformation de l'égo, l'invention de ce mot et son succès sont les marqueurs d'un nouvel âge technique du portrait de soi. Jadis réservé à une caste aristocratique ou à une élite bourgeoise, le portrait de soi s'est démocratisé avec la photographie, jusqu'à devenir, avec les blogues, les pages Myspace, puis les réseaux sociaux, l'incontournable règle du jeu.

De Facebook, "livre des visages", à Twitter, ne pas remplir la case photographique du "profil" revient à laisser place à une icône fantôme qui tiendra lieu de portrait. Avec les téléphones intelligents connectés à Internet qui ont permis de publier en ligne une photo dans la foulée de sa prise, les innovations de la web-camera sur ordinateur et de la camera-avant sur mobile, la pratique de l'autoportrait a achevé de se banaliser.

Faire un portrait de soi est désormais une pratique ordinaire, à la portée de tous les possesseurs de téléphone mobile ou d'ordinateur dotés d'une caméra. Mais y a-t-il pour autant lieu de croire que ces autoportraits favorisent des dispositions à l'amour de soi immodéré, surtout chez les jeunes qui en sont particulièrement friands?

Rappelons d'abord, à la suite d'Adeline Wrona, que la structure même d'un site comme facebook veut qu'on y échange non seulement des messages (comme par mail), mais aussi des représentations imagées de soi et des autres. Faire d'un portrait de soi sa photo de profil, loin d'être un geste auto-centré, est une façon d'entrer dans les rangs et de s'affilier à une communauté. Les photos finalement exposées, et qui n'ont d'autres valeurs que d'être "partageables", comme le rappelle André Gunthert , sont d'ailleurs toujours les rescapées de séances-photos privées, faites de multiples tentatives et de nombreux ratés, et dont on ne peut que recueillir le récit. Les "selfies" nous laissent bel et bien sur le seuil de la forteresse qui enferme le "privé", "l'intime", ou le "Moi". Ils nous renseignent en revanche sur les ressorts d'une définition du Soi par le regard d'autrui : les quelques "selfies" qui résistent à l'examen du regard collectif anticipé par les adolescents sont loin du reflet de Narcisse se mirant solitairement dans l'eau.

L'identité remaniée à la force du poignet

Les séances de shooting auto-administré qui nous ont été décrites sont semblables à des séances d'essayage : ces photos entrent dans la fabrique des apparences au même titre que des vêtements qu'ils revêtent devant le miroir, puis auxquels parfois ils renoncent. Comme les vêtements, les selfies doivent permettre d'être soi-même tout en ressemblant à ceux/celles qu'on admire : se joue là toute la complexité du processus de création de soi qu'est l'adolescence, où, pour la psychiatre Evelyne Kestemberg, l'identité s'éprouve à travers des identifications successives, à la faveur d'une "constante communication anxieuse entre l'autre et soi-même". L'image de soi jetable et renouvelable est plus apte que les mots à traduire cet état instable de grand débutant, comme le traduit bien la devise que cette jeune fille de 15 ans a choisi d'afficher, sous le "selfie" de son compte Twitter: "ma vie n'a pas encore commencer comment en faire un resumer (sic)".

Les publications de selfies sur les sites des réseaux sociaux se contentent de rendre visible un remaniement actif des identifications, qui s'est toujours fait, en sourdine, à l'adolescence : pour la psychiatre Catherine Joubert, cette fabrique des images à la force du poignet est "la face concrète du travail de détachement d'identifications anciennes et de construction d'une base narcissique différente, étayée notamment sur le rapport au groupe". L'adolescent livré à son bricolage identitaire tient davantage du "Pygmalion de soi", selon la belle formule du psychiatre Philippe Gutton, que du Narcisse.

Selfies ou "twinies"?

Les adolescents rencontrés cherchent d'ailleurs tous à pratiquer le "selfie" bien tempéré, sous peine de ridicule:

"Tu peux actualiser ton profil tant que tu veux, mais par contre, partager trop souvent des photos de toi tout seul sur ton mur ou sur ton Instagram, t'as l'air de t'aimer trop".

Les contours du mot "selfie" apparaissent en effet mal ajustés aux pratiques que nous avons pu observer : plus souvent qu'à leur tour, les "selfies" sont des "twinies", où les jeunes filles tout particulièrement, se prennent en photo joue contre joue et cheveux mêlés, dans des corps à corps tout ensemble exigés et permis par la pose photographique.

Le "selfie", une nouvelle gestuelle adolescente

Le caractère fusionnel des amitiés s'y exprime à travers de saisissantes ressemblances traduisant le désir de "faire pareil", qui est au cœur de la prédilection adolescente pour ces autoportraits. Autant qu'une image d'eux-mêmes, c'est une performance gestuelle que ces photos représentent. Pratiqués par les adolescents comme des signes de ralliement, ces mouvements faits à l'unisson sont semblables à des fragments chorégraphiques, caractérisés par la reproduction d'obliques chaloupantes et décadrées, qui rompent avec la pose figée et verticale des photomatons. Dans ces séries d'images, tout semble fait pour que le rapport corporel créé avec le spectateur de la photographie aille au-delà d'un seul rapport visuel.

La standardisation cultivée de ces images de soi est un cadre dont le caractère « contenant » est fort bienvenu dans la période tumultueuse de l'adolescence, où le corps, en pleine explosion pubertaire, change de jour en jour et suscite autant de transformations psychiques. Les autoportraits numériques sont l'occasion de se revêtir d'"une seconde peau" en se conformant à des poses qui présentent les avantages d'être provisoires, contrôlées et partagées.

Ne nous laissons pas tromper par ces portraits d'adolescents connectés en Narcisses : les selfies et autres "twinies" sont pour les adolescents des outils, parmi bien d'autres, au service d'un inévitable remaniement psychique, qui s'opère en relation et au diapason avec leurs pairs.

Pour aller plus loin consultez la version longue sur le site de la FFTélécoms: le "selfie", portrait de soi narcissique ou nouvel outil de construction identitaire ?

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