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Histoire de pêche père-fille

Que vient faire cette histoire de pêche père-fille en guise de blogue 8 mars? C'est tout simple. Elle vient illustrer que derrière une fille, une femme, il y a, il y eut, un homme, un père.
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Que vient faire cette histoire de pêche père-fille en guise de blogue 8 mars? C'est tout simple. Elle vient illustrer que derrière une fille, une femme, il y a, il y eut, un homme, un père.

Elle vient parler de complicité, d'amour, de plaisir, de partage, de complémentation, de solidarité entre les sexes, dans ce cas-ci entre un père et sa fille, lors d'une partie de pêche miraculeuse. Elle vient rappeler que le huit mars ne sert pas qu'à revendiquer et à dénoncer, mais aussi à rapprocher et à célébrer.

***

« La grosse barque grise nous attendait. On savait que c'était la nôtre grâce au carton sur lequel il était écrit « -Réservé/Monsieur Dubois ». Quand mon père voyait l'étiquette avec son nom dessus, il esquissait un sourire de félicité. Tout le monde pouvait lire qu'il était, pour la journée, propriétaire de ce navire. Tout y était : contenant de vers, seau de ménés, larges rames, ancre. Nous réglerions avec monsieur Léveillée à notre retour. Ça sentait bon l'eau poissonneuse et la rosée du petit matin.

Nous embarquions sans perdre de temps pour voguer vers les zones que mon père estimait fécondes, selon la température ambiante et d'autres facteurs météorologiques. Pas de moteur, que des rames. De grosses palettes, larges comme des queues de castor.

- Je veux ramer.

- Pas question. Il faut faire vite, tu rameras au retour, tranchait-il.

- C'est ça, tu veux me faire pagayer quand nous pèserons une tonne avec tous les poissons que j'aurai pris.

Il aimait mon optimisme et se moquait de moi :

- Au contraire, nous serons délestés de tout ce que tu auras bu et mangé !

Les journées de pêche se déclinaient toujours pareil. D'abord, nous établissions nos territoires respectifs dans la barque. Puis, nous faisions un classement ordonné et minutieux de nos agrès, chaudières et équipement. Ensuite, nous nous vissions l'un et l'autre à notre emplacement pour filer vers le lieu de prédilection pressenti par le maître-pêcheur, lequel pouvait se trouver à une distance allant jusqu'à un mille et demi. Là, mise à l'eau de nos trois cannes et premier repas. Il y avait à peine trois heures que nous avions engouffré nos tartines au beurre d'arachide que notre estomac sportif en redemandait ! Ensuite, pêche en silence pendant quelques heures et, avant le repas de midi, je me jetais à l'eau et pataugeais autour de la chaloupe. Il n'y avait pas d'échelle et remonter à bord était une manœuvre périlleuse. Lorsque cela était possible, mon père s'arrangeait pour jeter l'ancre près d'un caillou plat sur lequel je pouvais me hisser pour enjamber le côté de la chaloupe.

Combien de fois j'ai failli faire chavirer l'embarcation ! Je nageais, mais pas très bien, et mon père, pas du tout. Nous ne portions pas de gilet de sécurité, et rien à bord ne ressemblait à un quelconque instrument de secours. Nous ne pensions pas à cela. Les locateurs d'embarcations non plus, semble-t-il. Lorsqu'on entendait des histoires de pêcheurs noyés, on ne se sentait même pas concernés. Notre témérité n'avait d'égale que l'épaisseur de notre pensée magique.

Après le repas du midi, le soleil nous brulait et ça ne mordait pas. Soit nous nous approchions d'un rivage pour trouver un peu d'ombre et nous reposer, soit nous en étions trop éloignés et restions sous le feu de Galarneau, mon père bien protégé par son grand chapeau de paille et ses habits, moi en maillot de bain à me faire griller la couenne. Je prenais de grands coups de soleil et j'adorais ça. Au milieu de l'été, ma peau était caramélisée et j'avais des allures de fille qui aurait passé ses vacances dans des lieux de villégiature exotiques.

Pendant ces quelques heures, nos lignes flottaient paresseusement au cas où un poisson égaré serait passé par là, mais nous nous occupions autrement : mon père réparait quelque filet ou moulinet, et moi, je lisais. À l'occasion, nous faisions une partie de cartes, bataille ou paquet voleur. Et on s'y remettait vers quatre heures jusqu'au moment du retour. Cette dernière étape constituait notre sprint final. Si nous étions bredouilles jusque-là, il fallait que ça morde ! Nous nous appliquions et si la fringale nous prenait, nous mangions en pêchant. Nous faisions des incantations, un gros ver ou un méné dans une main, un sandwich dans l'autre. À huit heures et demie, avant la noirceur, nous devions avoir tout rangé et être sur le quai où Nick-Taxi nous attendait. Dieu sait pourquoi, c'est presque toujours durant notre sprint de fin de journée que nous faisions nos plus belles captures.

Je me souviens d'un maskinongé, long comme la moitié de la chaloupe, qui s'était pris à ma ligne, mais que j'avais été incapable de sortir de l'eau. Il avait mordu, non pas à mon leurre, mais au petit poisson qui, lui, s'était embroché à l'énorme hameçon que j'avais mis au bout de mon fil pour rire, en espérant, avais-je dit à mon père, aguicher une baleine. Nous avions besogné durant une grosse heure pour arriver à le hisser dans l'embarcation. Nous l'échappions puis le rattrapions avec le grand filet, tentions de le glisser en tirant sur le manche, manquions de tomber à l'eau.

- Ça y est ! Il a la tête dans la puise. Ne te décourage pas. On va en venir à bout. Je vais essayer de l'assommer.

- Dix-quatre, capitaine ! Je vais rester agrippée solidement au manche de la puise. Dis-moi quelle manœuvre je dois faire.

- Lâche pas. Tu fais exactement ce qu'il faut. On va l'avoir. Il faut qu'on y arrive.

- J'en peux plus..., ahanai-je.

Je revois mon père assommer le monstre d'un solide coup d'ancre à la tête, en même temps qu'il gardait le pied sur le manche de la grosse puise. Pendant ce temps, j'étais étendue de tout mon poids sur ce même manche pour empêcher le grand brochet qui battait de la queue de basculer à l'eau et nous avec lui. Mon père réussit finalement à hisser le mastodonte à bord. Quand il fut enfin allongé au fond de la barque, d'un bout à l'autre entre mon père et moi, nous étions en nage et couverts d'un mélange de sang de poisson et de notre propre sang de prédateurs. Épuisés, fatigués, nous riions comme des fous. Tellement que j'ai pu apercevoir, cette fois-là, les quelques dents de mon père.

Robert le diable n'a jamais été aussi fier de moi ! On avait bien failli y rester et je crois toujours, lorsque j'y pense, qu'un miracle a permis que nous ne versions pas. Mon père a raconté cette aventure des centaines de fois. Il a montré, jusqu'à la fin de sa vie, une vingtaine d'années après cette épopée, la photographie que monsieur Léveillée avait prise de la bête une fois sur la terre ferme. Il était fier de moi - sans raison d'ailleurs, puisque je n'y étais pour rien -, répétait qu'il n'aurait jamais cru avoir une fille de onze ans aussi forte.

- Jamais je n'aurais pu sortir ce monstre de l'eau tout seul. Sans Gwen, c'est clair que je n'y arrivais pas ! Une vraie pro !, répétait-il en exhibant inlassablement la photographie nous montrant, tenant le maskinongé à bras le corps.

Et moi d'ironiser :

- Tu sais, je n'y serais probablement pas arrivée sans toi non plus !

Je badinais, mais cela me gonflait de fierté que nous ayons fait équipe, mon père et moi, lors de cette époustouflante et véridique histoire de pêche. »

***

Cette histoire de pêche père-fille est extraite de mon nouveau roman, Gwendoline Dubois, Mensonges d'Enfance, publié aux Éditions de l'homme.

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Mai 2017

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