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Fallait-il vraiment donner une suite à «Corto Maltese»?

Il faut le reconnaître malgré les réticences: l'album est de bonne facture, ouvragé par de solides artisans. Mais s'il est agréable, difficile de le lire sans le comparer aux épisodes historiques,
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Mais pourquoi refaire Corto Maltese? Douze albums publiés, tous écrits et dessinés par Hugo Pratt, formaient une oeuvre indissociable de l'artiste italien. Décédé il y a 20 ans, il fut l'un des auteurs de BD les plus importants du XXe siècle. Pourquoi une suite en 2015?

Parce qu'avec Tintin, cette série est l'une des plus lucratives du catalogue de Casterman. Une obsession contamine aujourd'hui le paysage contemporain de l'édition: celle de la franchise, ce terme horrible qui consiste à travailler des œuvres comme des marques pour développer leur capital à grand renfort de marketing.

Un appât du gain que l'on retrouve par exemple en 2013 derrière une nouvelle série Astérix confiée à Ferri et Conrad. Leur premier album n'avait aucun intérêt et connut malgré tout un immense succès, le deuxième sortira donc bientôt. Le phénomène n'est pas nouveau: Thorgal, Blake et Mortimer ou Lucky Luke, parmi tant d'autres, sont déjà passés par là. Les scénarios du dernier, que Dieu pardonne à son éditeur, furent même confié à Laurent Gerra.

Pour autant, difficile de blâmer les éditeurs, puisque ça marche et que les lecteurs de BD, tout comme les cinéphiles, se comportent désormais plutôt comme des consommateurs de marques que des amateurs curieux avides de découvertes. Problème cependant à la lecture des séries précitées: jamais les nouveaux épisodes ne sont arrivés à la cheville des anciens. Voire, il est arrivé que l'overdose de nouveaux épisodes fassent reconsidérer toute une série à la baisse: il est grand temps par exemple que XIII se termine.

La tendance n'est pourtant pas prête de s'arrêter, et il est même à craindre que Tintin soit un jour concerné puisque la veuve d'Hergé avait autorisé Casterman à développer de nouveaux épisodes le jour où la série tomberait dans le domaine public... Avant de se rétracter, une reprise de Tintin allant complètement à l'encontre de la volonté de l'auteur. Quitte à faire n'importe quoi, pourquoi ne pas confier l'écriture d'une suite d'À la recherche du temps perdu à Christine Angot? Sans doute parce que cela ne se vendrait pas. On ne sait pas trop pourquoi la BD, avec le cinéma, sont des exceptions à cette règle voulant qu'un univers et un style ne peuvent raisonnablement survivre à l'artiste qui les a créés.

Le nouveau Corto Maltese s'intitule Sous le soleil de minuit. Sur le plan éditorial, Casterman a bien fait les choses: un nouveau format d'albums luxueux, un titrage Corto Maltese en grosses lettres (qui n'existait pas sur les premières éditions) et le recours à l'immense scénariste de Blacksad, Juan Díaz Canales. Le dessinateur Ruben Pellejero, espagnol comme Canales, est expérimenté mais peu connu du grand public. À noter aussi que l'épisode est proposé en couleurs, alors que ceux de Pratt furent publiés en noir et blanc avant d'être colorisés. On le voit, le respect de l'œuvre originale se fait dans les limites du business plan, l'édition en noir et blanc étant proposée 15 dollars plus cher (normal, c'est la seule qui intéresse les vrais fans, plus faciles à tondre. Il y a aussi pour eux une édition de luxe limitée à 700 exemplaires vendue 220 dollars).

Considération personnelle: les seules fois où la reprise d'un univers BD par un autre artiste ont pu marcher, c'est lorsque l'auteur reprenant la série a pu le faire complètement à sa manière, sans avoir à entrer dans une paire de chaussures pas forcément à sa taille. Rendons hommage par exemple à Manu Larcenet dont le Valérian était absolument excellent, ou à Émile Bravo pour son formidable Spirou. Ces albums sont des réussites, car ils marient des sensibilités artistiques différentes sans que l'auteur contemporain n'ait eut à sombrer dans la déférence ou la copie. Pour Corto Maltese, comme on pouvait le craindre, on est plutôt dans l'hommage trop appuyé. Impossible pour les deux auteurs de profiter d'une liberté artistique totale: l'épisode ressemble beaucoup à ceux de Pratt. Ceci est cependant à nuancer: s'il est vrai que le dessin copie énormément le style de l'auteur original, le scénariste s'est autorisé une plus grande liberté.

Le dessin est clair, respectueux du trait d'Hugo Pratt, mais sans son génie. Il est celui d'un bon copiste qui a assimilé plusieurs époques de l'artiste (dont le dessin a évolué tout au long de la série), tout en lui donnant une tonalité et des couleurs plus modernes (mais le style de Pratt n'est il pas justement immortel?) Il donne à revoir les postures iconiques du marin avec son caban, sa casquette et sa boucle d'oreille. Quelques uns des dessins appliquent même à l'image le concept du sampling: on les voyait presque à l'identique dans les anciens albums, comme cette case où Corto est appuyé contre un arbre, tellement connue sous le trait de Pratt qu'il fit l'objet de posters pour chambres d'adolescents.

Ce pieux respect donne d'ailleurs très envie de voir les planches d'essai de Joann Sfar, dessinateur qui fut un temps envisagé pour reprendre les crayons, car on devine que si cet essai n'a pas été jugé concluant, c'est que le dessinateur au style si particulier n'aura pas cherché à rentrer dans un moule.

Le scénario de Canales est bien plus libre. L'idée géniale est de faire croiser les chemins de Corto Maltese et Jack London. Les deux partagent tant: l'aventure, la mer, l'amour de la liberté, le voyage, et l'époque, bien entendu. Une idée d'autant plus géniale qu'elle est d'Hugo Pratt, qui avait évoqué leur amitié dans l'album La jeunesse de Corto Maltese. Au début de Sous le soleil de minuit, Jack London confie à Corto Maltese la mission de remettre une lettre à une femme qu'il a aimée. C'est ce qui lance le début de l'aventure, en Alaska. C'est une bonne idée aussi: Corto Maltese est un grand voyageur, ayant abordé toutes les mers et tous les continents, mais c'est la première fois qu'un album se déroule en Amérique du Nord.

La dimension politique du scénario est appuyée: par le choix de la figure tutélaire de Jack London, bien sûr, le plus gauchiste des grands écrivains américains, ou la référence aux discours de Robespierre dans la bouche de l'un des protagonistes de l'histoire, Ulkurib.

Par sa dénonciation permanente de toutes les formes de racisme aussi: celui dont sont victimes à l'époque les Afro-Américains, mais aussi les Inuits, avec l'évocation des zoo humains. Qui a lu Blacksad sait à quel point cette thématique est très personnelle à Juan Díaz Canales. Corto Maltese est un héros libertaire, qui évolue dans un contexte historique complètement à l'opposé de ses convictions avec la montée des nationalismes, ce que rappelle idéalement cet album se déroulant juste avant la Première Guerre mondiale. Canales trouve l'équilibre exact du héros décrit par Pratt dans cette histoire de dénonciation de la traite des Blanches: un personnage ambigu, épris de justice, mais solitaire et individualiste. Ce nouvel épisode ne sombre ni dans le manichéisme, ni dans le politiquement correct. En revanche, si l'épisode est plus politique, il est aussi moins mystique et moins énigmatique que ne l'étaient les épisodes d'Hugo Pratt. Il est aussi beaucoup plus accessible. Pas sûr que cela plaise aux vrais fans.

Il faut le reconnaître malgré les réticences: l'album est de bonne facture, ouvragé par de solides artisans qui semblent avoir pris du plaisir à l'exercice. Mais s'il est agréable, difficile de lire Sous le soleil de minuit sans le comparer aux épisodes historiques, avec lesquels il est juste impossible de se mesurer.

C'est toute l'ambiguïté de la démarche, car jamais personne ne pourra égaler Hugo Pratt pour écrire un nouvel album de Corto Maltese, tout comme jamais personne ne fera un aussi bon Tintin qu'Hergé. Que penser des jeunes lecteurs dont Sous le soleil de minuit sera le premier Corto Maltese? Cela leur donnera-t-il la curiosité de lire les vieux abums? C'est tout ce que l'on peut espérer de cette initiative franchement contestable.

(c) images : Casterman. Toutes les images sont issues du nouvel album.

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