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«Detroit» est le film le plus inconséquent et dangereux de l’année

Si vous voulez voir un film qui s'intéresse vraiment aux questions des violences policières envers la population noire ou à la véritable histoire de Detroit, n'allez pas voir celui-là.
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L'église est pleine. Un flyer annonce: "Découvrez une justice équitable, rendue par des citoyens de la communauté. Examinez le dossier par vous-même."

Près de 2000 Noirs et quelques Blancs se pressent dans la Central United Church of Christ du révérend Albert Cleage, dans la soirée du 30 août 1967. Ils viennent participer au procès des policiers qui ont tué trois jeunes gens à l'Algiers Motel. Les policiers n'ont pas été inculpés et les médias ont refusé de s'emparer de l'affaire. En réaction, de jeunes radicaux, menés par Dan Aldridge et Lonnie Peek, organisent un "Tribunal du peuple". H. Rap Brown, président du Student Nonviolent Coordinating Committee, en a suggéré l'idée "dans le but de révéler les faits et de faire la lumière sur ce qui s'est réellement passé".

Le procès se déroule sous l'effigie d'une vierge noire de plus de cinq mètres de haut, peinte par Glanton Dowdell, un artiste local. Elle était auparavant installée sur le fronton de l'église "afin de pouvoir imaginer que le fils de Dieu puisse avoir eu une mère noire".

L'assemblée réunie entend l'affaire des trois policiers blancs, Ronald August, Robert Paille et David Sendak, et d'un agent de sécurité noir, Melvin Dismukes, accusés d'avoir, selon les témoins, "exécuté" trois jeunes Noirs, Carl Cooper (17 ans), Aubrey Pollard (19 ans) et Fred Temple (18 ans) à Manor House, annexe de l'Algiers Motel, à l'aube du 26 juillet, au quatrième jour de l'émeute raciale qui a secoué la ville.

L'avocat Milton R. Henry joue le rôle du procureur, Solomon A. Plapkin, celui d'un avocat blanc, et Russell L. Brown Jr., membre de la Central Church, l'avocat de la défense. Par crainte d'intimidation et de représailles policières, les témoins n'interviendront qu'à la dernière minute. Kenneth V. Cockrel Sr., diplômé en droit de l'université de Wayne et futur fondateur de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires, est le juge (l'association du barreau de Detroit envisagera d'exclure les avocats ayant participé à ce procès.)

Les témoins rappellent les faits de manière très graphique. Rosa Parks, l'écrivain afro-américain John O. Killens et le libraire Edward Vaughn font partie du jury. Des journalistes français et suédois couvrent l'événement (leur confrères de Detroit y assistent, mais ne seront pas autorisés à publier des articles sur le sujet). Le jury reconnaît les accusés coupables de meurtre. La sentence est accueillie par une explosion de "joie (...) car la vérité avait enfin éclaté", se souviendra Dan Aldridge.

"Dans le 'Detroit' de Kathryn Bigelow et Mark Boal, l'activisme noir n'existe pas avant ces émeutes."

Visuellement fort et impressionnant, le Tribunal du peuple a l'envergure d'un grand scénario. Pourtant, il est complètement passé sous silence dans Detroit, qui sort le 11 octobre en France. Écrit par Mark Boal, ce film de Kathryn Bigelow revient sur les meurtres de l'Algiers Motel pendant les émeutes raciales de 1967. Si le corps des Noirs y joue un rôle clé, on ne peut en dire autant des récits et de l'histoire des Noirs de Detroit. Pourtant encensé pour son "travail de documentation", le film déforme et brouille l'histoire du Detroit des années 1960, les événements de l'Algiers Motel et la vie quotidienne de la population noire en général.

Dans le Detroit de Kathryn Bigelow et Mark Boal, l'activisme noir n'existe pas avant ces émeutes. En réalité, un mouvement des droits civiques est à l'œuvre depuis longtemps, notamment sur le terrain de la ségrégation résidentielle et scolaire, de la discrimination à l'embauche et des violences policières. Quatre ans plus tôt, le 23 juin 1963, près de 200.000 Noirs ont défilé à travers la ville pour protester contre les inégalités et clamer qu'ils ne les toléreraient plus. Treize jours plus tard, un policier tuait Cynthia Scott d'une balle dans le ventre et deux balles dans le dos. Il n'a pas été inculpé. De jeunes militants ont manifesté en masse contre les violences policières.

On voit beaucoup de Noirs dans le film, mais la communauté noire est absente. À l'exception de la séquence où le groupe vocal "The Dramatics" attend de monter sur scène, on ne voit pas les gens s'amuser ou passer du temps en famille, ou aucun moment de leur vie quotidienne. Les premières images du film se déroulent dans un bar de nuit clandestin sans vraiment planter le décor. Cette nuit-là, des gens sont réunis pour célébrer le retour de deux vétérans du Vietnam, mais la joie et le sens de la fête sont occultés.

Pour Kathryn Bigelow et Mark Boal, la vie politique des Noirs semble n'avoir qu'une importance toute relative. Ce qu'il importe de montrer, et de banaliser, c'est leur mort.

Lorsque la police investit le bar, à quatre heures du matin, les clients résistent et refusent de se soumettre à l'ordre de dispersion. C'est un acte politique. À l'époque, les Noirs sont exclus de la plupart des restaurants et lieux de divertissements de Detroit et les entrepreneurs noirs ont du mal à trouver les capitaux et obtenir les permis nécessaires pour ouvrir un établissement. Les Noirs de la classe ouvrière fréquentent donc beaucoup ces lieux clandestins.

À l'instar de cette scène d'ouverture, Mark Boal n'a pas réussi à développer une intrigue cohérente ni à replacer l'histoire dans son contexte, en particulier pour les personnages centraux que sont Carl Cooper, Aubrey Pollard, Fred Temple et Melvin Dismukes. Nous ne saurons rien de leur vie de famille ou d'étudiants, leur femme, leur partenaire, leurs collègues ou leur communauté. Dépouillés de leur humanité, les Noirs de Detroit n'ont aucune capacité d'agir.

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Le drame de l'Algiers Motel est totalement déconnecté d'un contexte politique plus général favorisant de tels actes. Les trois policiers sont montrés comme des brebis galeuses. Nulle évocation des services de police et du reste de la société permettant et cautionnant ce qui s'est passé. Au contraire, la plupart de ses collègues réprimandent Philip Krauss, le flic raciste, ou cherchent à l'éviter. Frank Schemanske, le juge qui a rejeté l'accusation initiale d'association de malfaiteurs contre les policiers, n'est même pas évoqué.

Élu du Michigan à la Chambre des représentants, John Conyers décrira les événements de 1967 à Detroit comme une "émeute policière". Mais puisque Kathryn Bigelow et Mark Boal se cantonnent à la version de la brebis galeuse, leur histoire n'aborde pas non plus cet aspect des événements. La police a procédé à des milliers d'arrestations, la plupart sans fondement. Au printemps 1968, la moitié des 3200 personnes accusées de pillage seront jugées. Soixante pour cent seront relaxées et seulement deux condamnées pour les faits ayant motivé leur mise en examen. Même si les commissariats et les prisons, très présents dans le film, débordent de Noirs, rien ne laisse présager qu'il s'agit d'arrestations arbitraires. L'unique librairie noire de Detroit, Vaughn's Bookstore, qui accueillait nombre de réunions militantes, a été incendiée par la police, qui a ensuite laissé l'eau couler et ainsi détruit la quasi-totalité des livres. Cette attaque visant un espace de la communauté noire n'est jamais mentionnée dans le film.

Le Tribunal du peuple étant absent du film, on ne comprend pas les raisons du procès qui a lieu deux ans plus tard, incarné essentiellement par un affrontement entre avocats blancs. Le film donne l'impression qu'il arrive tout naturellement, au lieu de montrer comment les Noirs de Detroit ont voulu empêcher que cet incident soit jeté aux oubliettes.

Ce qu'offre Kathryn Bigelow aux spectateurs, c'est un lynchage public. Nous sommes envahis par un fétichisme pour la violence exercée sur des corps noirs.

Etant donné le travail de documentation supposé des scénaristes, ces omissions majeures ne peuvent qu'être volontaires. L'arrogance du titre –marketing oblige selon Kathryn Bigelow– révèle que ses auteurs n'ont aucun scrupule à exploiter l'image de la ville et de la communauté noire. Pour Kathryn Bigelow et Mark Boal, la vie politique des Noirs semble n'avoir qu'une importance toute relative. Ce qu'il importe de montrer, et de banaliser, c'est leur mort. Quarante minutes sont consacrées aux tourments infligés à ces jeunes hommes, dans des scènes qui s'étirent jusqu'à la nausée. Ce qu'offrent Kathryn Bigelow et Mark Boal aux spectateurs, c'est un lynchage public. Envahis par un fétichisme pour la violence exercée sur des corps noirs, on a l'impression d'assister à des scènes de guerre où des hommes sont mutilés, battus, réifiés. Cette insistance sur la violence et cette fascination pour les corps d'hommes noirs rappellent étrangement le film "Naissance d'une nation" de D.W. Griffith, sorti en 1915, dans lequel les stéréotypes raciaux abondent. Les Noirs ne sont que des stéréotypes: émeutiers en colère, victimes sanglantes ou familles éplorées. La communauté, le travail, le bonheur, ou même une intrigue secondaire n'y trouvent que peu de place. Les implications dans la vie réelle d'un film comme celui-ci sont aussi désespérantes que les corps assassinés par la police qui s'affichent au quotidien. Quand bien même, il réussit à transformer cette histoire en spectacle.

Le film n'est pas simplement bâclé, mais véritablement dangereux, car c'est justement ce déni de vie, ce refus d'aborder les expériences et les perspectives de la population noire qui permettent au comportement brutal, à la discrimination raciale et à l'impunité des forces de police d'être si répandus, aujourd'hui encore, aux États-Unis.

Si vous voulez voir un film qui s'intéresse vraiment aux questions des violences policières envers la population noire ou à la véritable histoire de Detroit, n'allez pas voir celui-là.

Ce blog, publié à l'origine sur le HuffPost américain et HuffPost France, a été traduit par Sandrine Merle pour Fast For Word.

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