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Restituer les restes humains: du vertige juridique au vertige identitaire

ARCHÉOLOGIE - 28 Juillet 1996 : grande course d'hydroglisseurs sur un réservoir du fleuve Columbia, près de Kennewick, Etat de Washington. Deux spectateurs trébuchent sur un galet... Ou plutôt, un crâne humain vieux de plus de 9000 ans ! Il sera suivi de la découverte par l'archéologue James Chatters de 350 ossements de ce «grand ancêtre américain».
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ARCHÉOLOGIE - 28 Juillet 1996 : grande course d'hydroglisseurs sur un réservoir du fleuve Columbia, près de Kennewick, Etat de Washington. Deux spectateurs trébuchent sur un galet... Ou plutôt, un crâne humain vieux de plus de 9000 ans ! Il sera suivi de la découverte par l'archéologue James Chatters de 350 ossements de ce «grand ancêtre américain».

Ancêtre, oui, mais de qui ? La question occupera la justice américaine et le monde scientifique pendant près de 20 ans et ce n'est que tout récemment, en juin 2015, qu'elle a trouvé un épilogue provisoire avec l'article publié dans la revue Nature par les chercheurs de l'Université de Copenhague et de l'Ecole de médecine de Standford.

Il est somme toute assez rare de voir un homme vieux de quelques milliers d'années faire la une de l'actualité et déchaîner les passions. Mais les cendres de l'histoire beaucoup plus récente du continent américain et de son peuplement sont encore brûlantes... Que l'on en juge.

A peine les os à l'air libre, se prévalant du NAGPRA Act (Native American Graves Protection and Repatriation Act), les tribus indiennes «Confederated Tribes of the Colville Reservation» (Umatilla, Colville, Yakamas et Nez-Percés notamment) se battent en justice pour offrir à leur «grand ancêtre» une sépulture décente. Voilà qui n'est pas du goût des scientifiques qui se voient privés d'un objet d'étude exceptionnel. Robson Bonnichsen et sept autres anthropologues, réclamant le droit de conduire des tests sur le squelette, intentent un procès au corps des ingénieurs de l'armée, traduisez à l'État américain qui a prudemment pris le parti des tribus.

Au centre du débat, le fait de savoir si la loi NAGPRA s'applique et s'il s'agit d'un «Native American». D'après cette loi, si la filiation culturelle de restes humains découverts sur le territoire fédéral peut être attribuée à une «Native American Tribe», celle-ci peut les réclamer. Justement, la tribu des Umatilla en particulier se revendique d'une culture orale vieille de plus de 10.000 ans ainsi que de sa présence depuis la nuit des temps et réclame la restitution des restes humains pour pouvoir les enterrer en respectant les rites tribaux.

Mais soudain, tout se complique, car l'Homme de Kennewick ne ressemble à aucun squelette connu et pour tout dire, il a davantage le type caucasoïde (l'homme blanc pour faire simple) que mongoloïde (les Indiens en provenance d'Asie du Sud-Est via le détroit de Béring et qui ont peuplé le continent américain avant d'en être dépossédés dans les conditions épouvantables que l'on connaît).

Vertige identitaire ! Le continent américain «appartenait-il» aux blancs avant d'être peuplé par les Indiens?

Le 4 févier 2004, la Cour d'Appel Fédérale du 9e Circuit va donner raison aux scientifiques, en rejetant l'appel du Corps des Ingénieurs de l'Armée américaine ainsi que des tribus indiennes en jugeant qu'ils n'apportent pas la preuve qu'il s'agit d'un «Native American» et en ordonnant la poursuite des recherches. Comme les Américains ne font pas les choses à moitié, le gouvernement sera condamné à payer aux plaignants des frais d'avocats de 2.379.000 dollars.

L'affaire devient politique et le 7 avril 2005, le Sénateur John McCain joue les démineurs et propose un amendement à la loi NAGPRA définissant le «Native American» comme celui qui est indigène ou était indigène aux Etats-Unis sans que l'on ait donc à démontrer un lien avec une tribu actuelle. L'amendement ne sera pas adopté.

Entre temps, les tests ADN ont débuté. Mais à cette époque la technologie n'est pas assez avancée pour apporter des réponses conclusives concernant les restes humains anciens. Il faudra attendre juin 2015, le mois dernier, pour que les chercheurs danois et américains concluent dans un article publié dans la revue Nature «The ancestry and affiliations of Kennewick Man» que «l'Homme de Kennewick est plus proche des modern Native Americans que de tout autre peuple dans le monde», insistant ainsi sur une continuité génétique sur une période d'au moins huit mille ans.

Paradoxe judiciaire dont notre Voltaire se serait amusé: c'est en décidant qu'il n'était pas démontré qu'il s'agissait d'un «Native American» que la justice Américaine va permettre de démontrer scientifiquement qu'il s'agit d'un... «Native American» !

Les restes de l'Homme de Kennewick sont actuellement conservés au Burke Museum dépendant de l'Université de Washington. Ils sont la propriété du Corps des Ingénieurs de l'Armée américaine qui continue à faire barrage à l'insatiable curiosité des scientifiques.

Mais déjà le débat est relancé et les représentants des cinq tribus sont intervenus. Jim Boyd, le chef des Confederated Tribes Of The Colville, a indiqué «nous avons toujours su que c'était l'un des nôtres.» Chacune des tribus a indiqué «Nous savons qui il est, il est temps maintenant pour Kennewick d'être enterré à nouveau».

Cette histoire en forme de conte philosophique est loin d'être une «American Story». Elle a curieusement sa part d'universel. Techniquement, il s'agit d'une des questions les plus controversées touchant au domaine très épineux des restes humains.

Que l'on s'en souvienne, nous Français y avons été confrontés il n'y pas si longtemps, entre 2007 et 2009, lors de la restitution des têtes Maories au Musée Te Papa de Nouvelle-Zélande, cette affaire faisant elle-même suite à la restitution de la Vénus Hottentote en 2002.

Au nom du principe d'imprescriptibilité et d'inaliénabilité des collections publiques fondant les règles de la domanialité publique et remontant à l'Edit de Moulins de 1566, la justice se refusait à ordonner la restitution de têtes maories (une dizaine de têtes maories dans les collections des musées de France).

Il fallut pour ce faire voter une loi ordonnant que ces restes humains soient restitués à la Nouvelle-Zélande.

La décision du parlement était d'autant plus justifiée que les têtes de guerriers Maoris, comme le rappelle l'exposé des motifs de la proposition de loi, « ont une histoire qui rappelle les pires heures du colonialisme. En effet, lors de la colonisation de la Nouvelle-Zélande, les Européens se passionnent pour ces têtes humaines tatouées, tradition du peuple maori, qu'ils considèrent comme des objets de curiosité et de collection. Les collectionneurs privés se lancent dans de véritables «chasses aux têtes», à la recherche des plus beaux spécimens, qui font l'objet d'un commerce barbare. En vue de satisfaire la demande européenne, les tatouages de tête, initialement réservés aux chefs guerriers, concernent également les esclaves qui sont ensuite décapités pour faire l'objet d'échanges.

Cet horrible trafic de restes humains fondé sur le meurtre et à destination des cabinets de curiosité de la vieille Europe avait débuté à l'époque du premier voyage du Capitaine Cook vers 1770. Il sera interdit en 1831 par le parlement britannique d'Australie à une époque qui n'était pas réputée pour sa sensiblerie.

Il s'agissait donc pour la France de revenir sur cette période de l'histoire au nom d'une démarche avant tout éthique fondée sur le respect dû aux croyances d'un peuple ainsi qu'à un principe de dignité de l'homme. Pour les Maoris, la tête est la partie la plus sacrée du corps, les membres importants de la société maorie avaient la tête entièrement tatouée, ce qui représentait un honneur.

Justifiée, la décision du parlement était-elle évidente ? En d'autres termes, faut-il adopter la même solution quelles que soient les restes dont nos musées détiennent de nombreux exemplaires ?

Qui songerait sérieusement à restituer les momies par exemple ? Mais d'un autre côté, pourquoi la restitution des têtes maories faisait-elle consensus ?

Certes, le parlement a pris en compte le critère d'une culture vivace. Les Maoris représentent encore aujourd'hui 14% de la population Néo-Zélandaise. Telle n'est pas le cas de la civilisation des Pharaons qui a entièrement disparu.

La réponse est à notre avis ailleurs. Elle découle précisément du rapprochement des deux affaires américaine et française. Dans les deux cas, la loi reconnait des droits mémoriels à des peuples et non à des Etats, ce qui est totalement singulier et anachronique au regard de la construction juridique moderne de la nation.

Par ailleurs, et surtout, il peut sembler paradoxal que ces évènements aient suscité un tel déchainement d'affects à propos de restes humains très anciens (même si dans le cas américain il s'agit de millénaires et dans celui de la France de siècles). En réalité, cette «affaire» nous renvoie à la face cachée de notre monde occidental. Derrière la question des restes humains, il y a celle de la part indicible de notre Histoire, des crimes sur lesquels nos sociétés reposent et de nos lois qui en sont le reflet. Dans le cas américain comme dans le cas Français, c'est du péché originel qu'il est question : la destruction des indiens d'Amérique, la colonisation européenne.

Tout cela n'est pas sans rappeler 1984 de George Orwell qui faisait dire à l'un de ses personnages :

«A quoi devons-nous boire cette fois ? dit-il avec toujours la même légère teinte d'ironie. A la confusion de la Police de la Pensée ? A la mort de Big Brother ? A l'humanité ? A l'avenir ?

- Au passé, répondit Winston ?

- Le passé est plus important, consentit O'Brien gravement.»

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