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L'humanitaire à l'épreuve de l'éthique

C'est pour répondre à la revendication de souveraineté des personnes et des États que je propose de faire appel au questionnement éthique comme guide pour l'action dans la mutation humanitaire en cours.
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Chacun le sait, désormais, le monde de l'humanitaire traverse une période de profonde mutation.

Toute remise en question est difficile, mais à l'occasion de mes deux mandats à la présidence de la Croix-Rouge française comme au conseil de direction de la Fédération internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, il m'est apparu que la réflexion éthique pouvait être le guide moderne du champ de l'aide humanitaire.

Surgie du fond des âges après la Deuxième Guerre mondiale, l'éthique possède, aujourd'hui, une histoire, un contenu, un corpus de principes qui s'adressent désormais à bien des domaines tels que la médecine, l'environnement, les technologies de l'information et de la communication, et bien d'autres encore. J'ai le sentiment que l'humanitaire a, lui aussi, besoin d'éthique.

,Mais qu'est-ce donc que l'éthique ?

Si l'on comprend comment la préoccupation éthique s'est imposée pour aider à redéfinir l'humanité de l'homme après les atrocités de la guerre ; comment la révolution médicale a eu recours à l'éthique pour garder le souci premier de l'humain face aux nouvelles technologies ; alors on doit comprendre aussi comment l'éthique pourrait aider l'humanitaire à assumer sa mutation.

Au fond, l'éthique exprime le questionnement inévitable suscité par des situations inédites qui imposent de nouveaux choix. L'éthique n'est pas une science, elle est un questionnement toujours renouvelé, loin d'un quelconque prêt à penser ou à prêt à agir.

C'est pourquoi le champ de l'humanitaire ne peut échapper au questionnement éthique. Par exemple, au cœur d'une intervention humanitaire, si par conviction personnelle je décide de privilégier la dénonciation publique de la politique du pouvoir en place au prix de mon expulsion du pays, je sais que je ne pourrai plus accéder aux victimes qui ont pourtant besoin de mon aide. Mon choix a donc des conséquences évidentes sur les personnes en souffrance et met à mal la dimension d'altérité. Mais si, inversement, je décide de ne pas dénoncer les orientations politiques pour privilégier les victimes, je prends alors le risque délibéré de légitimer le pouvoir et donc de compromettre le futur des générations à venir. La simple intuition peut alors rendre de grands services, mais les arguments rationnels viennent à manquer pour rendre compte de la décision finale.

C'est pourquoi, dans la quête du discernement entre le bien et le mal, le possible et le souhaitable au regard des victimes, l'action humanitaire a besoin d'éthique.

L'humanitaire a besoin d'éthique

Cette attention de l'humanitaire pour l'éthique n'est pas nouvelle, mais fait souvent la confusion entre éthique et morale, entre éthique et déontologie, ou requalifie d'éthique les principes humanitaires d'humanité, de neutralité, d'impartialité et d'indépendance.

Aucune de ces interprétations ne me parait juste.

D'abord parce qu'à mon sens, la morale et l'éthique interviennent à des niveaux différents. Il est des cas où l'on perçoit que la conduite à tenir s'impose sans hésitation sous forme d'impératif inconditionnel : ne pas tuer, ne pas exercer de violence, ne pas abuser d'un mineur ou exploiter une personne vulnérable. Il n'y a pas lieu de discuter, c'est un interdit qui s'impose à la conscience de tout un chacun.

La question de la morale est précisément celle-ci : « et si tout le monde en faisait autant ? », ce que traduit l'expression kantienne « Est-ce que la maxime de mon action est universalisable ? » C'est pourquoi je pense que la morale a quelque chose d'inconditionnel.

En revanche, on pénètre dans le champ de l'éthique lorsque notre jugement de valeur est moins assuré. Devant des situations concrètes nouvelles, il faut discuter du dilemme, car la solution ne s'impose pas d'évidence. Sauf à improviser, cette délibération collégiale doit, donc, se structurer au moyen des principes éthiques pour discerner une attitude raisonnable.

Ensuite, le deuxième malentendu vient de la confusion entre principes éthiques et principes humanitaires. Or, les principes humanitaires s'adressent pour l'essentiel aux acteurs eux-mêmes. Chacun d'entre eux peut dire : « je » suis humain, « je » suis neutre, impartial et indépendant. Ce sont des principes de conduite, mais ils ne s'adressent pas directement aux victimes et aux bénéficiaires eux-mêmes dont on ne peut évidemment pas toujours assurer qu'ils sont empreints d'humanité, neutres, impartiaux et indépendants, alors qu'ils deviennent, pourtant, le centre des décisions.

Autrement dit, pas plus que la médecine ne peut se contenter des principes hippocratiques et de son code de déontologie pour aborder les dilemmes éthiques, l'action humanitaire ne peut s'en tenir à ses principes fondateurs pour satisfaire la réflexion éthique qui s'impose avant le choix d'une action en direction d'une personne. Ce n'est pas de l'intérieur de chacun que jaillit l'exigence éthique, mais d'autrui, de celui qui interpelle, met en demeure et oblige. C'est l'autre qui me ramène nécessairement à la responsabilité éthique. Il y a relation éthique quand l'autre n'est pas un moyen, ni un outil, ni un faire-valoir, mais quand il est une fin en soi et qu'on lui reconnaît sa capacité à décider de son propre destin.

Les principes éthiques

De la théorie à la pratique, il faut alors franchir un pas supplémentaire. En somme, pour passer à l'acte, l'éthique exige des principes généraux.

La littérature internationale montre que, quels que soient les us et coutumes des pays, on trouve toujours des références à l' « autonomie », à la « bienfaisance », à la « non-malfaisance » et à la « justice ». Ces quatre invariants éthiques jouent essentiellement un rôle de guide pour éviter que la discussion ne se fourvoie.

Le principe d'autonomie est une valeur qui oblige à prendre en considération la capacité de l'autre, le bénéficiaire, à participer au processus décisionnel le concernant. Le postulat de la liberté du sujet est le seul garde-fou contre toutes les dérives du paternalisme.

Le principe de bienfaisance enjoint de toujours se soucier d'accomplir un bien en faveur du bénéficiaire. Il faut donc que l'intéressé puisse reconnaître ce bien en tant que tel pour lui. Autrement dit, il ne s'agit pas de faire le bien pour satisfaire l'empathie du donateur ou du bailleur, mais de répondre à un besoin clairement exprimé par la personne en difficulté.

Le principe de non-malfaisance a pour lointaine origine le primum non nocere hippocratique : « D'abord ne pas nuire ». Il s'agit d'épargner au bénéficiaire un préjudice moral ou physique qui ne ferait pas sens pour lui.

Enfin, la formalisation éthique de la décision doit encore intégrer un quatrième principe, le principe de justice. En la circonstance, il s'agit de justice distributive en tant que traitement équitable pour tous.

Dans cette relation humanitaire à l'autre, comme en médecine, la rencontre des visages telle que la décrit le philosophe Emmanuel Levinas vient effacer la relation asymétrique classique, paternaliste ou néocolonialiste, entre une personne debout, décidant de tout et portant secours à une autre personne, couchée, souffrant et passive, recevant l'assistance qu'on veut bien lui donner. Cette relation humanitaire est, désormais, en train de s'inverser puisque c'est celui qui souffre qui convoque, interpelle et dans le même temps revendique son autonomie avec sa dignité. Autrui en appelle à moi, il décide et je dois me mettre à son service. C'est dans cette mise à disposition que l'éthique discerne la clé de l'action. La première préoccupation devient le souci de l'autonomie de cet autre qu'on veut aider. Là est le cœur de la véritable révolution.

A mon sens, ces quatre principes éthiques ont acquis une portée beaucoup plus générale. De telle sorte que par analogie avec l'impératif catégorique de la morale selon Kant, je propose de les synthétiser dans une formule résumant ce que j'appelle l'impératif catégorique de l'éthique humanitaire : « Fais en sorte que dans ton action au service d'autrui, tu respectes son autonomie afin de lui procurer un bien qu'il considère comme tel, sans risquer de lui faire un mal ni d'attenter à l'égale dignité des personnes.»

Sans doute, selon les formes d'organisation sociale, ces valeurs ne sont-elles pas hiérarchisées de la même manière. Il est donc essentiel de ne pas prétendre imposer tel quel un modèle venu de l'Occident mais de faire émerger chaque spécificité culturelle. En ce sens, la mondialisation de l'humanitaire a une portée anthropologique inédite puisque les chercheurs s'efforcent de mettre des mondes dissemblables et parfois conflictuels en relation afin de leur proposer une méthode grâce à laquelle il est possible d'agir ensemble.

Conclusion

C'est pour répondre à la revendication de souveraineté des personnes et des États que je propose de faire appel au questionnement éthique comme guide pour l'action dans la mutation humanitaire en cours. Tout simplement parce qu'il est grand temps de placer la victime, ou le bénéficiaire, au centre de toutes les actions qui s'engagent pour lui et de respecter sa pleine autonomie. Je suis convaincu que l'introduction de l'éthique dans la pensée comme dans les opérations humanitaires permettrait d'aborder plus sereinement les mutations profondes à venir.

Cette réflexion éthique doit s'accompagner d'un effort de recherche inédit associant anthropologues, sociologues, philosophes et juristes de différentes cultures pour tenter de mieux comprendre les conditions de la transition humanitaire en cours. Aucune entreprise humaine ne peut progresser sans consacrer une part de ses efforts à la recherche et à l'innovation. L'humanitaire n'échappe pas à la règle et l'enjeu en vaut la peine.

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