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Fidel Castro a donné à Cuba une place hors norme dans le monde

Une place sans proportion avec son poids économique et démographique. Le vrai miracle est que Cuba ait tenu à contre-courant dans un tel contexte géopolitique d'hostilité.
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«Pendant des décennies, chacun se demandait ce qui allait advenir le jour de la mort de Fidel. Maintenant, on ne se pose plus la question, car on sait enfin ce qui se passera: on organisera des funérailles». Cette boutade, je l'ai entendue en 2010 à La Havane. Depuis quatre ans, Fidel Castro n'exerçait plus le pouvoir.

En Amérique latine, l'émotion est sans doute sincère: on voit surtout dans Fidel Castro le symbole de l'indépendance et de la résistance aux États-Unis. Pendant des décennies, Fidel Castro a permis à nombre de Latino-Américains de faire de l'anti-américanisme par procuration. De plus, la présence solidaire des Cubains en Amérique latine, lors de catastrophes naturelles, demeure une réalité tangible. Comme d'ailleurs en Afrique, où de plus on se souvient de l'affrontement entre les armées cubaine et sud-africaine qui, au-delà même du dossier angolais, aura permis l'indépendance de la Namibie et contribué à la chute du régime d'apartheid (ce qu'affirmait Nelson Mandela qui, de façon significative, réserva sa première visite d'homme libre hors d'Afrique à Fidel Castro).

Pendant des décennies, Fidel Castro a permis à nombre de Latino-Américains de faire de l'anti-américanisme par procuration.

Une image internationale et une politique étrangère sont rarement des facteurs déterminants dans le sentiment d'une population pour ses dirigeants. Comment donc estimer les réactions des Cubains à l'annonce de la nouvelle de la mort de "Fidel"? Contraint par la maladie, peut-être aussi par choix personnel, Fidel Castro se trouve presque complètement en retrait depuis plus de dix ans; la population cubaine a donc eu le temps d'apprendre à "vivre sans Fidel". Sans doute faut-il distinguer entre les générations, sans nier l'émotion naturelle qui accompagne la disparition de toute figure historique d'une telle ampleur. Pour la population âgée de 60 ans ou plus, qui a connu le régime de Batista (et qui représente une part importante de Cuba, dont la pyramide démographique est une des faiblesses les plus inquiétantes pour l'avenir du pays) ou pour la "jeunesse" de moins de 60 ans qui perd la figure tutélaire qui l'aura accompagnée pendant toute son existence, on peut imaginer l'importance du traumatisme. Plus ambivalent est probablement le sentiment des jeunes Cubains, pour qui le Lider máximo est un curieux mélange: quelque chose entre un grand-père répressif et un peu radoteur, objet fréquent d'innombrables plaisanteries parfois hostiles, et un symbole de fierté patriotique.

Plus ambivalent est le sentiment des jeunes Cubains, pour qui le Lider máximo est un curieux mélange: quelque chose entre un grand-père répressif et radoteur et un symbole de fierté patriotique.

Fidel Castro a été le jeune chef romantique d'une geste héroïque, il est devenu le chef d'État d'un pays qui demeure dirigé par un parti unique où l'opposition n'a pas d'existence légale, et il est resté au pouvoir pendant 47 ans, avec le soutien d'une partie de la population impossible à estimer, mais probablement conséquente. Est-il possible d'en tirer un bilan, sans oublier que les récentes transformations qu'a connues Cuba sont souvent postérieures au retrait du «Commandant en chef», mais se sont faites avec son accord, ou du moins sans qu'il ait jamais affiché d'hostilité à leur égard? Cuba n'est pas, à l'évidence, un système totalitaire: c'est un système de parti unique, où le pouvoir du Parti communiste s'exerce sans contrepoids, dans lequel aucune expression collective ne peut exister contre le Parti, mais seulement à côté (franc-maçonnerie, Église catholique, etc.). L'expression individuelle y est, pour sa part, aujourd'hui à peu près libre. La population y vit dans une pauvreté relative, visible et assez également répartie (mais la sans misère qu'on peut trouver chez les voisins).

Le manichéisme ambiant interdit d'approcher la réalité de la spécificité cubaine. Cuba ne correspond à aucune case: ni démocratie représentative, ni dictature.

Le manichéisme ambiant interdit d'approcher la réalité de la spécificité cubaine. Il est vain d'analyser la nature d'un régime politique qui échappe aux typologies traditionnelles. Cuba ne correspond à aucune case: ni démocratie représentative, ni dictature. Cuba n'a jamais été une démocratie parlementaire; ce n'est pas un vrai État de droit, en dépit des apparences et d'un formalisme souvent paralysant. Mais ce système n'est pas comparable avec les dictatures latino-américaines encore présentes dans nos mémoires. Cuba n'a d'ailleurs pas non plus grand-chose à voir avec des pratiques encore fréquentes dans des pays voisins considérés comme démocratiques: à Cuba, il n'y a ni assassinat politique, ni exécution extra judiciaire, ni enlèvement ou disparition d'étudiants, de syndicalistes ou de journalistes dissidents; depuis cinq ans, semble-t-il, il n'y a plus de condamné détenu pour motif politique dans les prisons cubaines. Un moratoire sur la peine de mort existe depuis plus de treize ans. Je n'oublie pas le harcèlement subi par les dissidents, mais je ne prends pas non plus pour argent comptant ces défilés dominicaux des "Dames en blanc" que la presse étrangère présente comme des épouses, mères, filles ou sœurs de prisonniers politiques; ce qu'elles étaient pendant la décennie précédente, ce qu'elles ne sont plus dans cette décennie-ci.

Si on la juge à l'aune des espoirs qu'y a placés une génération pendant les années 1960, Cuba est un échec patent. Si, en revanche, on compare Cuba à son environnement géographique, ou surtout à l'image qui en est donnée en Europe -celle d'une sorte de goulag caraïbe–, on ne peut que reconnaître l'incongruité des raccourcis faciles: Cuba demeure une société encore relativement égalitaire, où l'accès de tous à la culture, à l'éducation, à la santé, constitue un acquis communément reconnu, où les moeurs connaissent des libertés largement en avance sur un continent encore très conservateur (droit des femmes -évolution vers la parité, contrôle des naissances, droit à l'avortement- et aussi, au risque de surprendre, situation de l'homosexualité), et où le lien social demeure aussi heureusement présent que les libertés politiques sont tristement absentes. Sauf à réduire les droits de l'Homme aux seules libertés politiques, rien ne permet donc d'accepter les descriptions incongrues qui font de Cuba une sorte de "Corée du Nord des tropiques".

Existent certes, sur le territoire de la République de Cuba, des individus détenus sans jugement depuis plus de douze ans, des cas de tortures reconnus et même revendiqués, un arbitraire qu'aucune justice ne contrôle : c'est à Guantanamo, mais cela échappe au contrôle de l'Etat cubain...

Existent certes, sur le territoire de Cuba, des individus détenus sans jugement, des cas de tortures revendiqués : c'est à Guantanamo, mais cela échappe au contrôle de l'Etat cubain...

Fidel Castro a projeté son pays de taille modeste au centre de l'attention du monde, ce qui n'est certes pas une garantie de bonheur pour son peuple. Mais il est vain d'opposer les brillants succès politiques du dirigeant cubain à ses graves échecs économiques. L'étatisation de la quasi-totalité de l'économie cubaine ne constitue évidemment pas un modèle à suivre. Mais il est impossible de se contenter de dénoncer ce modèle sans prendre conscience de la part essentielle de l'embargo/blocus illégalement imposé par les États-Unis (on cherche le mot exact pour définir cette politique: plus qu'un embargo, moins qu'un blocus, cette mesure unilatérale qui s'impose à des entreprises des pays tiers, et dont on pense souvent à tort qu'elle prend sa justification dans la situation des droits de l'Homme à Cuba, s'affichait dès 1960/61 comme une réaction à la nationalisation d'entreprises américaines).

L'homme qui disparaît était un personnage hors norme, parfois enthousiasmant et parfois insupportable, et qui, comme toutes les figures historiques de cette ampleur, a pu susciter fascination ou rejet, voire fascination et rejet. En attendant un jugement historique plus serein, on peut constater qu'il a donné à son pays une place dans le monde, sans proportion avec son poids démographique et économique. Il a été adulé à ses débuts et dénoncé par la suite, sans avoir sans doute mérité "ni cet excès d'honneur ni cette indignité".

Dans le monde, beaucoup de ceux qui s'étaient laissé emporter par le rêve d'une irréelle Révolution cubaine libératrice de son peuple, puis du continent, sont aujourd'hui devenus les contempteurs zélés d'une sorte de «goulag des tropiques» tout aussi irréel. Car au bout du compte, le vrai miracle est que Cuba ait tenu à contre-courant, dans un tel contexte géopolitique, et soit devenue ce qu'elle est, même si c'est fort loin de ce que rêvaient ceux de la génération révolutionnaire de 1959.

Mais la réalité l'entend d'une autre oreille

Et c'est à sa façon qu'elle fait des merveilles

Tant pis pour les rêveurs Tant pis pour l'utopie

(Aragon – "Le roman inachevé").

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