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Adieu la vérité, bonjour le pluralisme!

Comment oser parler de vérité, alors que le monde moderne a banni ce mot de son vocabulaire?
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«À quoi parvient celui qui sait bien utiliser la raison, sinon la vérité? Ce n'est pas la vérité qui parvient à elle-même avec la raison, mais c'est elle que recherchent ceux qui utilisent la raison... Confesse que tu n'es pas toi-même ce qui est la vérité, car celle-ci ne se cherche pas elle-même ; toi, en revanche, tu es parvenu à elle non pas en passant d'un lieu à l'autre, mais en la recherchant avec la disposition de l'esprit.... Car la raison n'a point créée la vérité : elle l'a constatée. Donc, avant qu'on la découvre, la vérité existe, et c'est pour nous renouveler qu'elle se manifeste à nous.»

Personne, aujourd'hui, n'oserait tenir de tels propos singuliers, étranges, voire infamants, que l'on trouve sous plume d'un évêque d'Hippone au IVe siècle de notre ère. Il s'agit d'un vieux traité poussiéreux de saint Augustin (354-430), traité ayant pour titre De la vraie religion. Titre scandaleux, pour nous, modernes. Comment, en effet, prétendre qu'il y ait quoi que ce soit de véridique dans la religion et, qui plus est, dans la religion chrétienne au point où un saint homme déclare qu'elle soit la «vraie» religion - les autres n'étant que des simulacres de vérité? Comment oser parler de vérité, alors que le monde moderne a banni ce mot de son vocabulaire? Les temps, il faut en convenir, ont bien changé. Seul ce qui se trouve au-delà de la frontière nous séparant du siècle des Lumières, de ce passé ringard et rétrograde, peut s'autoriser de la vérité.

Exit la vérité! Les philosophes du siècle des Lumières ont érigé une sorte de barrière apparemment insurmontable donnant accès à un monde périmé. Comme le dit si bien l'un d'eux, Diderot, «on doit exiger de moi que je cherche la vérité, mais non que je la trouve» (Pensées philosophiques #29). Cet énoncé marque le triomphe du scepticisme. Le début de l'ère moderne, dont nous sommes les héritiers, marquant la disparition de la vérité.

Pour les «libéraux» (les partisans de la liberté et de l'égalité) que nous sommes devenus, l'étiquette de la vérité rend perplexe, choque même. Les propos précédents de saint Augustin sont inaudibles parce qu'odieux à nos chastes oreilles modernes. Qui ose prétendre, demandons-nous en chœur, connaître la vérité? Aucune religion, aucune morale, aucune doctrine «compréhensive» - pour reprendre le vocable de John Rawls - ne saurait mériter le titre désormais honni de «vérité».

Ce qui conduit Rawls à exclure la religion (chrétienne) en particulier de la «raison publique» pour la simple raison qu'elle n'est pas raisonnable. En effet, dans Libéralisme politique, on lit : «Comment, ceux qui affirment une doctrine religieuse basée sur l'autorité religieuse, par exemple sur l'Église ou la Bible, peuvent-ils soutenir une conception politique raisonnable supportant un régime démocratique juste?»

Rawls se fait une idée passablement grossière du christianisme. Apparemment, il n'a pas lu l'œuvre de saint Augustin, La vraie religion, dont l'extrait cité en donne un aperçu. Le saint soutient une conception réaliste de la vérité qu'adopta l'Église catholique. Pourquoi soutenir que la doctrine de la vérité de l'Église catholique n'est pas raisonnable? Faut-il comprendre que seule une conception antiréaliste de la vérité - celle que soutient Rawls - soit raisonnable dans le contexte d'une démocratie juste à la Rawls?

Le libéralisme politique de Rawls est foncièrement un monisme, c'est-à-dire un antiréalisme, son pluralisme «raisonnable» n'étant qu'un écran de fumée. Dans le texte précédent, j'ai montré que le libéralisme politique de Rawls est un monisme en ce qu'il consiste à résoudre le problème du véritable pluralisme des valeurs entre la liberté, d'une part, et l'égalité, de l'autre. Cette résolution du pluralisme des valeurs se fait sur la base de la raison. Rawls défend donc un monisme rationaliste. Je crois comprendre qu'il s'agit de la même voie empruntée par Georges Leroux, dans Différence et liberté.

Ces deux penseurs libéraux ne cessent d'accuser la religion chrétienne d'être déraisonnable et, qu'à ce titre, elle ne peut participer à la discussion publique basée sur la raison publique. Pourtant, le passage cité de saint Augustin montre au contraire très clairement que la religion chrétienne soutient une doctrine sur la vérité parfaitement raisonnable. C'est la position réaliste, je l'ai dit, en philosophie : la vérité existe et nous la découvrons à l'aide de notre raison (entre autres, mais pas seulement par ce moyen). Ralws et Leroux soutiennent, eux, en contrepartie, la position contraire, antiréaliste : la vérité résulte d'une construction de l'exercice de la raison au cours de l'histoire. La vérité se fait, se fabrique, par consensus par recoupement chez Rawls ; par le dialogue rationnel chez Leroux.

J'insiste sur cette distinction entre la position réaliste et la position antiréaliste car ce sont, en réalité, des positions «métaphysiques» au sens que le philosophe britannique Michael Dummett (1925-2011) a redonné au terme de métaphysique. En gros, le réalisme métaphysique suppose que la réalité existe déjà, indépendamment de nos capacités cognitives (entre autres de notre raison), alors que cette même réalité n'existe qu'en fonction de nos capacités rationnelles de la découvrir. Pour l'antiréalisme, l'idée d'une réalité (et, donc, d'une vérité) qui existerait indépendamment de nous est irrecevable.

Pour un chrétien, la foi constitue un engagement «réaliste» au sens où la vérité à laquelle il croit se trouve réalisée, bien qu'il ne soit pas en mesure actuellement de le réaliser pleinement. Comme le dit saint Paul : «Mettre sa foi en Dieu, c'est être sûr de ce que l'on espère, c'est être convaincu de la réalité de ce que l'on ne voit pas» (Hébreux, 11 1). Un mathématicien, par exemple, qui tente de résoudre un problème non encore résolu a la foi en ce sens, c'est-à-dire que, bien qu'il n'ait pas encore la solution, il croit et espère qu'il en existe une. Un antiréaliste, à ce propos, ne croira pas qu'une solution existe tant qu'une preuve appropriée ne soit trouvée.

Dans la caractérisation de Dummett de la métaphysique, autant le réaliste que l'antiréaliste soutient une métaphysique. Il n'est absolument pas question de juger péjorativement l'une ou l'autre des métaphysiques en litige, mais simplement de les reconnaître comme telles. C'est pourquoi il est parfaitement inapproprié, voire injuste, de déclarer que la métaphysique réaliste est non-raisonnable alors que celle de l'antiréalisme serait raisonnable. Soyons toutefois parfaitement clair : les deux métaphysiques sont des métaphysiques monistes. Je suis d'avis que les entreprises libérales de Rawls et de Leroux sont des philosophes monistes, bien qu'elles admettent le pluralisme. En fait, elles veulent toutes les deux résoudre, comme je le décrivais dans le précédent article, le pluralisme des valeurs de la libéralité et de l'égalité.

Saint Augustin, De la vraie religion, chapitre 39, 72-73.

Voir Jean Guitton, La pensée moderne et le catholicisme V : Le problème de la Connaissance et la pensée religieuse, Aix, Édition Provençales, 1939. Voir Jean Laberge, De la vertu de philosopher, Philosopher : la revue de l'enseignement de la philosophie au Québec, numéro 22, hiver 2011.

Je renvoie le lecteur à un texte de Dummett traduit en français, La réalité du passé, dans Essais sur le sens et la réalité, Daniel Laurier éditeur, Bellarmin-Vrin, 1991, pp. 23-43. Voir également Roger Pouivet, Philosophie contemporaine, PUF, 2008, le chapitre quatrième.

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