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La photographe Vero Allaire restaure l'humanité des parias de ce monde

Rares sont les artistes comme Vero Allaire qui mettent l'art au service des plus démunis. Ni travailleuse sociale, ni psychologue, elle s'est donnée comme tâche très ambitieuse de briser le mur entre le monde de la pauvreté, de la rue, et le monde de la consommation, entre eux et nous.
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«Mais qu'est-ce que la beauté, sinon le choc de la vie?» - Étienne Barilier, Suivez le guide invisible.

Le 6 novembre dernier, l'émission Second Regard de Radio-Canada nous présentait le reportage Portrait de la dignité, réalisé par Éric Le Reste et filmé par Pierre Mainville, sur Vero Allaire, une photographe professionnelle montréalaise, de grand talent, qui consacre l'essentiel de son travail aux portraits d'itinérants.

Rares sont les artistes comme Vero Allaire qui mettent l'art au service des plus démunis et l'emphase dans leur travail sur ce que, justement, «nous» ne voulons pas ou plus voir. Ni travailleuse sociale, ni psychologue, mais artiste, elle s'est donnée comme tâche très ambitieuse de briser le mur entre le monde de la pauvreté, de la rue, et le monde de la consommation - entre eux et nous - en tentant non seulement de changer notre regard sur eux, mais également le regard que malheureusement ces êtres abîmés peuvent avoir sur eux-mêmes.

Après Paris, Londres et Vancouver, c'est à Montréal que depuis deux ans Vero Allaire tente à travers ses photographies de créer une proximité, une intimité entre ces deux mondes parallèles, et de nous diriger tous ensemble vers une humanité retrouvée, commune.

Ben.

Celles et ceux que l'on voudrait voir disparaître !

La démarche artistique de Vero Allaire est en réaction directe à un monde de plus en plus hostile aux pauvres, particulièrement dans les grandes villes au sein desquelles viennent pourtant se réfugier ces derniers. Les comportements et discours virulents contre ces individus qui ont déjà tout perdu se multiplient honteusement dans une indifférence quasi générale. À Paris, le 6 novembre dernier, les grands bourgeois du 16e arrondissement mettaient le feu à un centre d'hébergement qui accueillait 27 adultes et 24 enfants en situation de précarité. Aux États-Unis, les autorités de 33 grandes villes considèrent ces derniers comme des animaux, des bêtes sauvages, en interdisant à leur population de les nourrir. L'ancien maire de New York, Rudolf Giuliani, avait quant à lui littéralement « nettoyé » sa ville de leur présence « indésirable ». À Rio, la police ne se contente plus de les évincer - pour ne pas gâcher par exemple le grand spectacle de la Coupe du monde de football - les itinérants sont carrément brûlés vifs !

Montréal, bien que plus tolérante, est également touchée par la politique globale d'austérité, menée ici au Québec depuis plus de 10 ans par le Parti libéral, qui ne cesse de faire des coupures dans les subventions aux associations et organismes de solidarité qui viennent en aide à ces personnes. Parfois acculés à fermer, ils n'ont pas d'autre choix que de jeter les plus fragiles d'entre nous directement dans la rue. Le 10 novembre, nous apprenions que certains assistés sociaux devraient se débrouiller pour vivre avec aussi peu que 399 $ par mois, en vertu de la nouvelle loi 70.

C'est dans cette ambiance délétère que le travail photographique de Vero Allaire devrait nous apparaître, plus que pertinent, essentiel : si les politiques néolibérales et les débats polarisés menés par certains de nos élus nous conduisent à nous diviser pour mieux nous contrôler, il nous faut des ponts comme celui que nous propose cette artiste d'exception : celui du regard à travers ses émouvantes et très belles photographies monochromes.

Tim & Rob.

L'art est une histoire d'amour.

Pourtant menacés nous-mêmes par l'avancement de la précarité et des inégalités dans nos sociétés riches, trop nombreux sont celles et ceux qui réduisent encore les itinérants à une image sale, pouilleuse, puante, malade, folle, intoxiquée et se permettent non seulement de les mépriser, mais, pire encore, de les humilier.

Vero Allaire nous rappelle qu'il existe l'art, une des activités humaines les plus efficaces pour nous sauver de nos certitudes... Elle ne se contente pas de très bien maîtriser la technique photographique et de prendre de très belles photographies, elle nous transmet un message, s'engage humainement et artistiquement pour nous rapporter à travers ses photographies un état esthétique, rarement choquant, de la vie qui bout encore chez ces itinérants.

Aux antipodes du voyeurisme, de la photographie volée ou de l'itinérant rémunéré pour se faire prendre en photo, c'est dans le don de soi et dans l'échange sur des années avec les itinérants que les photographies de l'artiste prennent naissance. Un tel résultat ne pourrait pas être atteint autrement. Elle leur consacre trois jours de sa semaine, pas seulement pour les prendre en photo et discuter, mais pour les accompagner dans leurs démarches pour se sortir de la rue, pour trouver un sac de couchage ou encore pour les former à l'art de la photographie. Ces individus font partie intégrante de sa vie et elle de leurs vies.

Axel.

Son postulat esthétique : authenticité et sincérité.

La démarche artistique de Vero Allaire est articulée autour de l'être, de l'identité et non du paraître : elle capture ce qu'il y de plus intime chez ces personnes, ce qui va au-delà de leur situation précaire pour mettre en avant leur dignité, leur solidarité, leur courage, leur sensibilité, leur singularité, autrement dit, leur humanité !

Certains connaissent les superbes et très impressionnantes photographies d'itinérants de l'artiste britannique Lee Jeffries, particulièrement tragiques, très sombres, presque surréalistes, focalisées essentiellement sur l'intensité de leur regard au centre de la photo. La démarche artistique de Vero Allaire est très différente : elle n'appuie pas sur le côté dramatique, voire pathétique ou misérable de leur situation, les itinérants ne sont pas des anonymes et sont encore moins « arrachés » par un fond gris artificiel à leur réalité qu'est la rue. Elle n'accentue pas les défauts de la peau, n'augmente pas fortement le contraste pour souligner davantage les rides ou encore la crasse qui recouvre ces personnes. Comme elle le dit elle-même, son travail de traitement de l'image « reste au service d'un effet visuel naturel, respectant les traits du visage, les marques du temps et des épreuves vécues ».

Sans aucune mise en scène de la part de l'artiste, ces photographies reflètent la réalité du moment partagé, son instantanéité, et on ressent la liberté qui est laissée aux itinérants de choisir eux-mêmes leur posture, leurs gestes, ce qu'ils veulent montrer d'eux-mêmes, de leur vie, de leur quotidien ou encore les lieux dans lesquels ils veulent se faire photographier.

Cherry.

L'autre comme différent, l'autre comme nous-mêmes.

Vero Allaire cherche la lumière, la beauté joyeuse, la force radieuse qui émane de ces amis itinérants. Elle nous présente avec tendresse, surtout empathie, ce qu'il y a de meilleur en eux tout en ne faisant pas abstraction de la dureté de leur milieu de vie. Chemin faisant, elle crée ainsi une véritable proximité entre eux et nous, facilitant l'identification entre le sujet photographié et l'observateur de la photographie; en nous montrant ce qu'il y a de plus beau en eux, elle nous rappelle ce qu'il y a de plus beau en nous.

La « mission artistique » de Vero Allaire ne touche pas que le spectateur - notre regard sur eux -, mais également les itinérants eux-mêmes, le regard qu'ils portent sur eux : «En étant au contact des personnes, je me suis rendu compte que le fait de leur accorder de l'attention, de leur donner une photo, un portrait d'eux, qu'ils se voient, qu'ils voient comment moi je les regarde... je me suis rendu compte que ça les aide à reprendre confiance en eux, même si c'était éphémère, mais au moins ça leur faisait du bien».

Gérald.

De l'art plus que du photoreportage

C'est un hommage qui leur est rendu à travers les photographies de Vero Allaire. « J'ai envie de leur rendre un hommage et en même temps que ce soit un message pour le public. Apprenez à les regarder et regardez-les avec humanité, parce que sont des êtres humains comme vous et moi, et je les respecte beaucoup parce que c'est dur d'être à la rue, c'est dur le regard des autres ! »

Sans excès d'effets et de retouches numériques, les photographies de Vero Allaire paraissent chercher volontairement la simplicité, ce qu'il y a d'essentiel chez la personne photographiée. Avec un cadrage parfois atypique, avec sa manière de poser son regard, elle va à la rencontre d'une émotion furtive, d'un sentiment particulier, elle tente de capturer ce qui la touche, la nourrit, plus encore que d'essayer de représenter le plus fidèlement possible le sujet qui est devant elle : elle cherche ces forces et ces lumières qui font se mouvoir encore ces êtres malgré toutes leurs difficultés et nous les retransmet de manière plus qu'éloquente.

De ce moment de grâce qui déclenche la photographie, de cette communion entre elle et les itinérants, suivra une qualité de traitement de l'image à la hauteur de la générosité de l'artiste : « Je veux que ce soit de l'art, j'ai envie que ça devienne une photographie d'art. Je les traite comme certains photographes vont traiter les stars, ce sont mes stars à moi ! ».

Alex.

Vero Allaire : un travail artistique et humain exemplaire !

La plupart de ces personnes sont issues de familles dysfonctionnelles, elles se sont retrouvées à la rue suite à une séparation amoureuse, un accident, un licenciement, des abus sexuels ou encore après l'apparition de troubles mentaux, autant de malheurs que certains cumulent parfois. Ce sont des résistants, des femmes et des hommes encore libres - peut-être plus libres que beaucoup d'entre nous contraints de respecter le temps de l'usine humaine. Ils sont constamment exposés aux dangers de la rue, de l'isolement, des maladies, du froid, de l'indifférence et savent qu'ils peuvent mourir à chaque instant. De ces situations exceptionnelles, de ces expériences hautement traumatisantes, Vero Allaire ne nous donne à voir, leur donne à voir, que la beauté irréductible qui est en tout être humain, elle nous les rend proche, nous les rapproche, afin que nous n'ignorions plus la déréliction de nos semblables et peut-être bien la nôtre.

Vero Allaire nous exhorte à ne pas oublier que « nous évoluons, dans un monde de combats, de jugements parfois erronés où les maîtres mots sont défi et profit dans un monde où l'ego et la compétitivité passent avant certaines valeurs humaines, un monde où il est bien difficile de trouver sa place, même pour les plus fortunés d'entre nous ».

Daniel.

Armand Vaillancourt, le célèbre peintre et sculpteur québécois, soutient le travail artistique engagé de Vero Allaire : « J'appuie fortement cette artiste-photographe. Je trouve très inspirants sa générosité et son savoir-faire. Sa sensibilité transparaît dans toute son œuvre. Ses photos de personnes itinérantes montrent une bonne compréhension et un grand humanisme envers les gens de la rue. On ressent le respect qu'elle a envers ces gens en regardant ses photos. Elle sait capter l'essence de cette réalité. Sa démarche va au cœur de la nécessité de s'occuper des besoins de ces gens démuni(e)s. »

Comme lui, nous avons bien hâte qu'un éditeur lui propose de publier son livre qui est déjà en préparation, où seront réunies ses lumineuses et émouvantes photographies.

Tiny Tank.

Pour contacter Vero Allaire

Sa démarche artistique : Mon travail de photographe

Mario.

Ses dernières expositions à Montréal

- Dans les yeux de l'itinérance dans le cadre de la Nuit des sans-abri, Place Émilie-Gamelin, du 15 au 18 octobre 2015.

- Portrait de Minan-Carol Eyaituk, photographie offerte à l'artiste Samian pour son prix d'Artiste pour la Paix de l'année 2015, le 18 février 2016.

- Voyage à travers l'insolite au Resto BB - Bloc du Boucher, du 28 Mai au 11 Juin 2015.

- Interstices - Entre les branches du Parc à l'Espace Lafontaine dans le Parc Lafontaine, du 7 septembre au 25 septembre 2016. (Reprise au printemps 2017.)

Tommy, Rich et Steven.

À lire et à voir

- Portrait de la dignité réalisé par Éric Le Reste et Pierre Mainville, Second Regard, Radio-Canada, 2016.

- Le dernier numéro de l'excellent journal L'itinéraire qui, en plus de fournir états et analyses pertinentes sur la pauvreté au Québec, redonne la parole aux plus démunis et qui consacre un dossier spécial aux portraits de ces derniers, supervisé par Martin Tremblay, photojournaliste à La Presse.

- Comme une ombre dans la ville..., photographies & textes de KEN, Éditions Passiflore, Dax, 2015.

- Cœur de femmes, photographies de Céline Anaya Gautier et textes d'itinérants, Éditions de La Martinière, Paris, 2005. Disponible gratuitement à la Grande bibliothèque à Montréal.

- Lost Angels de Lee Jefries, Éditions YellowKorner, 2014.

Les citations de Vero Dallaire dans ce billet de blogue sont extraites du reportage Portrait de la dignité de l'émission Second Regard de Radio-Canada, diffusée le 6 novembre 2016.

Et pour conclure, une photo de Vero Allaire avec Philippe Tétrault, poète itinérant à Montréal.

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Les portraits d'itinérants de Lee Jeffries

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