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Derrière la question des migrants: le poids des déséquilibres démographiques

Les flux migratoires vont marquer les 30 à 50 années qui viennent. Raison de plus pour aborder cette question de manière lucide, réaliste et, si possible, courageuse.
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L'actualité estivale restera marquée par le drame des migrants. Au-delà des facteurs conjoncturels et locaux, l'afflux de réfugiés ne peut se comprendre sans une mise en perspective géopolitique où les différentiels démographiques pèsent d'un poids déterminant.

Environ 137 000 personnes ont traversé, durant les six premiers mois de l'année 2015, la Méditerranée en direction de l'Europe, selon un rapport du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) publié le 1er juillet. Les statistiques reçues de la Grèce, l'Italie, Malte et de l'Espagne font ainsi état d'une augmentation de 83% des flux en un an (75 000 réfugiés et migrants avaient été recensés pour la même période en 2014). Encore s'agit-il de chiffres parcellaires, s'agissant d'un trafic illégal, et qui ne prennent pas en compte les déplacements par voie terrestre, notamment par le couloir du Danube.

Le ministre hongrois des Affaires étrangères a ainsi récemment déclaré: «On parle beaucoup des arrivées en Méditerranée, mais depuis le début de l'année 2015, 50 430 demandes d'asile ont déjà été déposées en Hongrie, quand le chiffre s'élève à 48 000 pour l'Italie et 47 000 pour la Grèce.»

Sachant que les traversées augmentent durant la seconde moitié de l'année, en particulier au cours de l'été (les arrivées durant la seconde moitié de 2014, par exemple, avaient presque doublé par rapport à celles du premier semestre), il faut s'attendre à un net accroissement des flux d'ici à la fin de l'année. Et sans doute dans les années à venir, à dispositifs de contrôle et règlementation équivalents.

L'essentiel de ces flux est certes directement lié aux conflits qui ravagent des régions entières, avec leurs conséquences politiques (persécutions, insécurité chronique) et économiques (destruction des infrastructures, désorganisation des circuits d'échange, développement de la misère). Mais ce phénomène s'inscrit également dans un contexte plus structurant encore: les déséquilibres démographiques qui se creusent entre l'Europe et ses voisins méridionaux. Dans le style abrupt qui le caractérise, Nicolas Sarkozy a ainsi déclaré que «l'immigration est l'un des problèmes les plus complexes et les plus brûlants pour l'Europe. Dans trente ans, l'Afrique sera passée de 1 milliard à 2,3 milliards d'habitants. L'explosion démographique africaine pose les conditions d'une pression migratoire insoutenable». L'ancien président de la République met-il le doigt sur une réalité géopolitique?

L'explosion d'une «bombe démographique»?

Dans La bombe démographique en question (Puf, janvier 2015), les universitaires Yves Charbit et Maryse Gaimard appellent à une approche circonstanciée de cette délicate question. Ils rappellent notamment que les projections démographiques, pour s'appuyer certes sur des données solides à moyen et long terme, ne constituent pas une science exacte.

L'histoire regorge d'«accidents de parcours» ayant brutalement entravé les évolutions prévisibles, de la peste noire (1347-1351) qui a décimé entre 30% et 50% de la population européenne, au Grand Bond en avant (1957-58) ayant entraîné la disparition de 10% de la population chinoise. Plus récemment, l'espérance de vie a chuté de 20 ans en Afrique australe du fait du sida, et de manière générale, elle a beaucoup moins augmenté en Afrique subsaharienne qu'en Asie et en Amérique latine ces dernières années.

Pour autant, tous les spécialistes de l'Afrique et du développement s'accordent à constater l'impressionnante vitalité démographique du continent, et à prévoir une augmentation de sa population à court et moyen terme. Une éventuelle «transition démographique» du type européen ne pourra, sauf accident, n'intervenir qu'à l'issue d'une phase de forte croissance. Ce qui pose à court terme la possibilité pour des économies et des sociétés fragiles de concilier développement économique et démographique. Ainsi pour Sylvie Brunel (L'Afrique est-elle si bien partie?, Sciences Humaines Editions, octobre 2014): «Pour rendre durable la croissance africaine, des politiques volontaristes de redistribution sont nécessaires. Certains pays obtiennent des résultats encourageants, y compris parmi les plus pauvres. Mais la plupart continuent de tolérer qu'un petit nombre se réserve le meilleur au détriment de l'immense majorité, négligeant leurs paysans et la jeunesse montante des villes. Les détournements et la prévarication privent d'avenir ceux qui n'appartiennent pas au cercle restreint des privilégiés.»

Avec pour conséquence d'entretenir un «rêve de l'exil» aux effets pervers, notamment en termes de brain drain, dans la mesure où «la migration sélectionne l'audace et l'esprit d'entreprise. Les migrants sont des aventuriers économiques, prêts à accepter les conditions de travail les plus dures pour trouver leur place dans les pays d'accueil».

Sylvie Brunel souligne utilement que le phénomène migratoire est d'abord intra-africain: seuls 3% des migrants africains quittent le continent pour rejoindre des pays développés, selon les statistiques officielles. Il n'en demeure pas moins que l'immigration concerne aussi, et de plus en plus massivement, les pays européens. Ainsi «l'Espagne, qui alimenta en main-d'œuvre une grande partie de l'Europe et comptait moins de 1% d'immigrés dans sa population en 1996, en héberge aujourd'hui plus de 5 millions, 12% de sa population».

L'Europe face à son destin

Sylvie Brunel appelle cependant, comme bon nombre d'experts économiques et organismes internationaux, dont l'ONU, à un accueil plus massif de cette jeunesse dans les pays européens confrontés à un «hiver démographique». L'analyse macroéconomique gagnerait pourtant à intégrer davantage les facteurs culturels et géopolitiques. C'est ce que proposent notamment Olivier Hanne et Thomas Flichy de La Neuville, qui enseignent respectivement à l'université d'Aix-Marseille et à l'École spéciale militaire de Saint-Cyr, dans leur étonnant Plaidoyer pour des civilisations durables (Géoculture, Lavauzelle, février 2015). Rappelant que la vitalité démographique est un facteur de puissance géopolitique, ils appellent ni plus ni moins qu'à un sursaut de la natalité européenne.

De manière plus détachée, Gérard-François Dumont et Pierre Verluise viennent de consacrer un utile manuel à la Géopolitique de l'Europe (Puf, coll. Major, février 2015). Relevant que «tout système politique et toute civilisation reposent sur un héritage de valeurs idéales vers lesquelles chaque génération doit tendre», ils estiment que celles de l'Europe («le respect et la tolérance, la liberté, la créativité et la séparation des pouvoirs») peuvent être menacées par un phénomène de «double remplacement, humain et identitaire». Car l'hiver démographique que connaît ce continent a, selon eux, deux conséquences.

L'effacement progressif de ces valeurs civilisationnelles («la capacité d'une génération moins nombreuse à recevoir un héritage intellectuel et culturel est inévitablement moindre que celle d'une génération plus nombreuse») et l'accentuation des flux migratoires («la dépopulation peut être un encouragement aux migrations»). Avec le risque d'apparition, «dans le cas où les politiques sont inadaptées et où les rapports entre des immigrés et la société d'accueil sont mauvais», de ce que l'historien britannique Arnold Toynbee appelait, dans son analyse du déclin des civilisations, les «schismes horizontaux entre des classes mélangées sur le plan géographique mais séparées sur le plan social» (A Study of History, 1934-1961).

La montée en puissance parallèle de l'intégrisme musulman et des forces politiques dites «populistes» dans la plupart des pays européens constituent une première alerte.

Les auteurs rappellent aussi que le caractère maritime de l'isthme européen est par nature dual: s'il assure aux Européens «la capacité à se projeter au-delà des mers», dans le même temps, il «peut susciter l'envie». Ce dont toute l'histoire de l'Europe atteste. Les événements actuels ne font que nous rappeler cette évidence.

Nous ne sommes donc vraisemblablement qu'au début d'un phénomène massif, complexe et douloureux. Les flux migratoires, en particulier à destination de l'Europe, vont marquer les 30 à 50 années qui viennent. Raison de plus pour aborder cette question de manière lucide, réaliste et, si possible, courageuse. En se gardant de la tentation du catastrophisme et de la paranoïa. Mais également de toute naïveté: Nietzsche ne voyait-il pas dans la «moraline» le principe dissolvant des valeurs européennes? L'analyse géopolitique ne fait pas bon ménage avec l'idéologie.

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