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Insubmersibles frontières

Les frontières terrestres et maritimes sont ainsi devenues un marché florissant pour de grandes firmes de travaux publics et d'électroniques de défense, ainsi que pour les cabinets d'avocats spécialisés dans l'arbitrage international.
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Vouée aux gémonies par les thuriféraires d'une globalisation d'essence néo-libérale comme par leurs contradicteurs altermondialistes, la notion de frontière ne cesse pourtant de s'imposer. Retour sur cette résurgence accélérée.

Le 20 février dernier, la visite du premier ministre indien Narendra Modi dans l'État de l'Arunachal Pradesh, zone frontalière contrôlée par l'Inde, mais revendiquée par la Chine, est venue rappeler l'intensité des contentieux territoriaux opposant les deux géants asiatiques.

Le vice-ministre chinois des Affaires étrangères Liu Zhenmin a ainsi fait part de son plus "vif mécontentement", rappelant que "la Chine n'a jamais reconnu le soi-disant 'Arunachal Pradesh' établi de façon unilatérale par l'Inde" (RFI, 22/02/2015). Malgré un bref, mais sanglant conflit en 1962, les deux pays s'opposent toujours sur le tracé de leur frontière. La friction se cristallise sur deux territoires situés aux extrémités du massif himalayen. "Dans le secteur occidental, l'Inde revendique la souveraineté du plateau d'Aksaï Chin (38 000 km²), occupé par la Chine, qui de son côté conteste la souveraineté indienne sur l'Arunachal Pradesh (83 000 km²), qu'elle considère comme le Sud-Tibet", analyse Xavier Houdoy dans "Les relations sino-indiennes et la question frontalière" (www.noria-research.com, 17/03/2012). Les relations diplomatiques entre Pékin et New Delhi sont régulièrement comprises par les fréquentes incursions de part et d'autre de la ligne de contrôle actuelle (LAC).

Ce contentieux est loin d'être isolé. Pékin est également très actif en mer de Chine, mais aussi en Asie centrale, négociant depuis une dizaine d'années des parcelles de territoires au Tadjikistan, au Kazakhstan et au Kirghizistan. Dans l'un de ses principaux ouvrages, L'obsession des frontières, récemment réédité en format poche (Perrin, coll. Tempus), le géographe et diplomate Michel Foucher explique : "Le régime entend assimiler définitivement les étendues occidentales de son territoire. Siniser, équiper, contrôler, désenclaver, intégrer le vaste Xinjiang" - qui signifie d'ailleurs littéralement "nouvelle frontière"...

La frontière, une réalité géopolitique

La remise en cause des frontières existantes n'est pas le propre des Etats en expansion. Certains des contentieux les plus vifs concernent des pays s'estimant en état de légitime défense, comme le Maroc (dans le désert saharien) ou Israël (à l'égard des territoires palestiniens ou de ses voisins arabes - Liban et Syrie en particulier). D'autres sont issus de la dislocation d'anciens espaces géopolitiques, comme l'ex-Yougoslavie (avec pour dernier épisode en date la sécession de fait du Kosovo), le bloc soviétique (dont la crise ukrainienne constitue un évident prolongement), l'Afrique aux frontières étatiques héritées des empires coloniaux (l'Union africaine ayant lancé depuis 2007 un ambitieux "Programme Frontières" visant à démarquer et à caractériser les quelque 62 000 km qui ne le sont pas).

La réalité des conflits africains nous rappelle d'ailleurs pleinement l'importance de cet enjeu. Pas seulement pour les Etats, mais également pour les nombreux groupes armés non-étatiques. Ainsi, Boko Haram n'est pas seulement une secte islamiste et un gang criminel, mais également le bras armé d'une rébellion ethnique, celle des Kanuris, qui vivent sur un espace à cheval entre le Niger, le Nigeria et le Cameroun, dont ils contestent naturellement les frontières étatiques (cf. note CLES n°151, "Boko Haram, religion et frontières en Afrique", 05/02/2015). De même au Proche et au Moyen-Orient, la proclamation du califat par l'État islamique est aussi une façon de remettre en cause le tracé des frontières héritées du traité de Sèvres, considérées comme illégitimes géopolitiquement - et non pas de prime abord religieusement.

Partout, la frontière effectue un fracassant retour en force. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. Michel Foucher rappelle que "le monde contemporain est ainsi structuré par 250 000 km de frontières politiques terrestres et 323 frontières interétatiques, soit près d'un demi-million de kilomètres de limites à gérer". Et depuis 1991, "plus de 28 000 kilomètres de nouvelles frontières internationales ont été instituées, 24 000 autres ont fait l'objet d'accords de délimitation et de démarcation, et si les programmes annoncés de murs, clôtures et barrières métalliques ou électroniques étaient menés à terme ils s'étireraient sur plus de 18 000 km". Bref, depuis l'effondrement du bloc communiste et "la fin de l'histoire" annoncée par les prophètes de la phase ultime de la mondialisation, "jamais il n'a été autant négocié, délimité, démarqué, caractérisé, équipé, surveillé, patrouillé". Au total, plus de 10 % des frontières internationales actuelles ont moins d'un quart de siècle d'existence.

Fronts et frontières

Les frontières terrestres et maritimes sont ainsi devenues un marché florissant pour de grandes firmes de travaux publics et d'électroniques de défense, ainsi que pour les cabinets d'avocats spécialisés dans l'arbitrage international.

Qu'on le veuille ou non, et même lorsqu'elles sont reconnues par le droit international, les frontières résultent d'un rapport de force, par nature temporaire. Dans Les 100 mots de la géopolitique (Que sais-je ? réédité en septembre 2014), Pascal Gauchon et Jean-Marc Huissoud rappellent la proximité du terme avec celui de front. "Le front militaire mouvant entre deux armées combattantes finit par devenir une frontière sanctionnée par un traité, jalonnée de postes-frontière ; mais la frontière peut redevenir front, lorsque son tracé est remis en question." Plus fondamentalement, fronts et frontières ont en commun de générer trois types d'effets spatiaux :

  • L'effet-barrière, en marquant une limite, une séparation ;
  • L'effet d'interface, dans la mesure où fronts et frontières sont autant, aujourd'hui, ouvertures que fermetures ;
  • L'effet de territoire enfin, en créant des zones de confins à l'identité particulière, comme le "front pionnier" cher aux Anglo-Saxons - que l'on retrouve aussi dans le Xinjiang chinois...

"A quoi servent les frontières ?" C'est à cette question que s'attachera le prochain Festival de géopolitique de Grenoble. Organisé du 12 au 15 mars 2015, il réunira de nombreux experts, issus de 17 pays, parmi lesquels Rony Brauman, Arnaud Dubien, Frédéric Encel, Michel Foucher, Bernard Guetta, Gilles Keppel, Olivier Kempf, Jean Radvanyi, Philippe Rosière ou encore Olivier Weber... Informations et inscriptions en ligne sur le site www.festivalgeopolitique.com.

Pour aller plus loin

"Vers un grand retour des frontières ? De la mondialisation à la fragmentation des espaces...", note d'analyse géopolitique CLES de Grenoble Ecole de Management, n° 153, 26/02/2015

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Mai 2017

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