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L'autonomie des animaux: entrevue avec Frédéric Côté-Boudreau

Nous pouvons drastiquement réduire la violence envers les animaux en adaptant relativement peu de choses dans nos sociétés, et ce, sans nuire aux intérêts substantiels des êtres humains.
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Les gens qui me connaissent savent que je m'intéresse depuis plusieurs années à l'éthique animale. Mon intérêt pour le sujet a commencé il y a environ 9 ans quand j'ai décidé de devenir végétarien. Je suis assez familier avec certains auteurs connus du domaine, mais je suis toujours intéressé à en apprendre plus et ainsi approfondir ma réflexion. Dernièrement, je suis entré en contact avec Frédéric Côté-Boudreau, spécialiste d'éthique animale et étudiant au doctorat en philosophie à l'université Queen's, et j'ai eu l'idée d'explorer brièvement avec lui l'objet de ses recherches sur l'autonomie animale.

1. Qu'est-ce que l'éthique animale et pourquoi nos sociétés doivent s'y intéresser?

L'éthique animale est le champ de recherche dans lequel nous nous interrogeons sur nos devoirs envers les animaux. On y aborde des questions telles que «A-t-on le droit de manger de la viande et autres produits animaux?», «Peut-on utiliser les animaux dans la recherche scientifique?», «Est-ce mal d'enlever la vie à un animal? ». Ce sont des problèmes de plus en plus discutés depuis une quarantaine d'années, et de nombreux chercheuses et chercheurs à travers le monde, ainsi que des activistes, se penchent sur ces enjeux.

Depuis quelques années, on assiste même à un tournant politique de la question animale: en effet, d'un côté, un mouvement social se développe afin de reconnaître des droits légaux aux animaux ainsi que des avancées institutionnelles, et d'un autre côté, des universitaires avancent que nos sociétés ont des devoirs collectifs envers les animaux, que ce n'est pas donc une simple affaire de choix personnel.

2. Pourquoi la recherche en éthique animale a-t-elle besoin de s'intéresser à l'autonomie animale?

Les débats contemporains en éthique animale, jusqu'à tout récemment, se sont presque exclusivement concentrés sur la souffrance et la mise à mort. La population générale est d'ailleurs assez réceptive à ces problèmes, du moins sur la question de la souffrance: nous réprouvons la cruauté envers les animaux et nous trouvons horribles les traitements qui leur sont infligés dans les élevages industriels, les laboratoires de recherche, les cirques et les zoos, entre autres.

Le problème de la mise à mort, en revanche, fait moins consensus, car beaucoup de gens continuent à croire à l'abattage indolore. Nous nous imaginons trop facilement que tant qu'on offre une bonne vie à l'animal, on a le droit de lui enlever sa vie au moment voulu.

C'est donc le piège des théories trop axées sur le bien-être des animaux: elles risquent de laisser entendre que tant qu'on ne cause pas de mal aux animaux, on peut leur faire ce qu'on veut. On peut les posséder et les priver de leur liberté. Il n'y a pas de mal à les exploiter, tant que c'est fait «gentiment».

Je suis évidemment d'accord qu'il ne faut pas faire souffrir, ni tuer les animaux, mais je trouve qu'il s'agit d'une éthique relativement pauvre et réductrice. L'éthique humaine, d'ailleurs, est beaucoup plus riche et complexe: nous nous préoccupons par exemple des questions morales soulevées par le type de relations que nous entretenons avec autrui et avec les différents groupes sociaux, sur le développement des individus, sur les opportunités de vie dont chacun dispose. La question du bonheur ne suffit pas; on peut être un esclave heureux ou un otage heureux, mais on passe à côté de l'essentiel si on néglige l'exploitation et la captivité en tant que telles. Je compte ainsi, dans mes recherches, aborder ces dimensions et les appliquer au cas des animaux.

3. Vous vous intéressez à la question Quel genre de vie les animaux veulent-ils mener? Pouvez-vous nous expliquer comment peut-on répondre à cette question?

Beaucoup estiment que la question même relève de l'anthropomorphisme: les animaux, après tout, n'ont pas de projets de vie et n'ont conscience ni de leur condition, ni des opportunités dont ils sont privés. Je trouve pourtant que cette accusation est trompeuse, car je n'avance aucunement que les animaux doivent être conscients de tous ces aspects. Je souhaite seulement rappeler qu'ils se montrent pourtant intéressés à faire des choix ponctuels et quotidiens. Ils ont des préférences individuelles, des affinités particulières et des personnalités qui leur sont propres - certains sont curieux et joueurs, d'autres prudents et casaniers. Pourquoi ne pas respecter leurs propres envies et leurs propres désirs?

Les animaux peuvent très bien avoir envie de développer des relations sociales avec certains plutôt que d'autres, ou bien choisir le type d'activités à faire dans leur journée, ou encore quel territoire explorer, etc. Cela peut paraître superflu lorsqu'on compare à de supposés projets de vie rationnels que les humains auraient, mais aux yeux des animaux ce sont les choses qui importent le plus.

Malheureusement, nous nous demandons trop rarement quelle vie les animaux désirent vivre, et nous les privons ainsi de la possibilité de se définir et de choisir ce qu'ils préfèrent. Nous ne nous apercevons pas que tout de leur vie a été décidé sans qu'on leur ait laissé de choix. Même lorsqu'on ne les exploite pas, on les traite encore comme des enfants permanents - et même à l'égard d'enfants, il me semble que c'est grave de décider unilatéralement ce que serait leur vie, ce qu'ils ont le droit de faire, avec qui ils ont le droit de développer des amitiés, etc.

Quant à déterminer comment on peut savoir ce que les animaux veulent, il faudra se fier à leurs gestes, à leurs attitudes et réactions - en d'autres mots, il faudra déchiffrer leur langage non verbal au fur et à mesure qu'ils découvrent de nouvelles possibilités ou qu'ils s'attachent à leur situation. S'il s'agit d'animaux de compagnie, il faudrait peut-être leur offrir de nouvelles opportunités. S'il s'agit d'animaux exploités à des fins économiques, sans doute il faudrait tout simplement arrêter de les faire travailler et cesser de croire qu'ils nous appartiennent. Il est possible que certains animaux domestiqués ne souhaitent plus vivre dans nos sociétés, alors que d'autres s'épanouissent très bien parmi des humains. Dans tous les cas, on ne doit pas choisir à leur place.

Enfin, s'il s'agit d'animaux sauvages, la règle générale serait sans doute de les laisser mener leur vie dans leur propre environnement.

4. Quel critère utilisez-vous pour reconnaître l'autonomie à un être sensible si vous rejetez le critère de rationalité?

La tradition philosophique fait reposer l'autonomie sur la capacité à se représenter différents choix et à endosser nos préférences de manière rationnelle. Je ne souhaite pas me débarrasser complètement de cette conception, car il est sain que nous révisions à l'occasion nos préférences, notamment lors de moments pivots de notre existence. Mais j'insiste sur le fait que cette faculté n'est pas un prérequis pour pouvoir avoir le droit de faire des choix personnels.

En réalité, les études empiriques en psychologie sont assez claires sur le fait que même les humains neurotypiques sont sujets à de nombreux biais cognitifs et de rationalisations post hoc. Lorsqu'on fait des choix (y compris des choix de grande importance, comme déterminer qui sont nos amis, quelles sont nos activités favorites, quelle carrière entreprendre), on ne se demande pas toujours ce qui nous amène à faire de tels choix. Ils viennent souvent à nous naturellement, de manière intuitive; et c'est lorsque nous vivons des problèmes que nous sommes davantage portés à nous remettre en question. Or, on peut faire de très bons choix sans y avoir réfléchi. Et surtout, on a le droit de faire des choix personnels sans avoir réfléchi à tout.

C'est pourquoi j'avance que non seulement les animaux, mais également les enfants et les personnes ayant des déficiences intellectuelles ont le droit de faire des choix personnels et de choisir leur vie, même s'ils ne peuvent endosser leurs choix de manière rationnelle. Peu importe nos facultés intellectuelles, notre vie n'appartient pas aux autres, et nous devrions avoir au moins le premier mot sur l'essentiel (en effet, le paternalisme peut parfois constituer une raison pour bafouer les choix d'un individu, voire l'orienter, mais encore faut-il partir du principe que l'individu doit jouir d'une grande liberté).

Alors, comment penser l'autonomie au-delà de sa tradition rationaliste? Je pense d'abord qu'il faut cesser de la voir de manière globale et binaire: l'autonomie me parait plutôt varier en degrés, elle peut se développer au cours de notre vie et se révéler plus appropriée à certains aspects et moins à d'autres. Je n'ai pas encore de réponse précise (d'où l'intérêt de poursuivre des recherches universitaires), mais j'ai tendance à penser que l'autonomie concerne la capacité à suivre nos désirs lorsque ceux-ci peuvent nous apporter un certain épanouissement ou refléter nos valeurs.

Il est important aussi de se rappeler que nous ne sommes pas autonomes par nous-mêmes: nous dépendons tous des autres pour développer nos habiletés personnelles et pouvoir réaliser nos désirs. Il est possible que les animaux et que certains humains aient davantage besoin d'aide pour se réaliser, mais cela n'empêche pas qu'ils ont le droit de faire des choix lorsque ces choix sont bons pour eux et ne font de mal à personne.

5. Que répondez-vous aux gens qui pourraient affirmer que vos recherches sur l'autonomie ne sont pas pertinentes en termes de priorité pour le bien-être animal?

Je suis parfaitement d'accord que la violation des droits fondamentaux des animaux représente le mal le plus grand que l'on inflige aux animaux. On les tue pour le moindre caprice humain, on les mutile, les enferme, les force à se reproduire, on leur impose même un ADN sur mesure à la fonction économique qui leur est destinée, ou on leur vole leur terre ou on empoisonne celle-ci. C'est la guerre perpétuelle contre le règne animal, et à cet égard, mes recherches n'apportent pas d'éléments particulièrement novateurs.

Je crois néanmoins que ces violences sont souvent excusées, ignorées ou banalisées, parce que nous ne considérons pas que la vie des animaux leur appartient. Au mieux, on pense qu'il ne faut pas les faire souffrir. Mais pour le reste, on demeure convaincus qu'on peut leur faire ce que l'on veut.

En d'autres mots, nous ne sommes pas habitués à les reconnaître comme des individus à part entière. Il suffit pourtant de se mettre à leur place: aux yeux de chacun d'eux, leur propre vie est extrêmement précieuse et irremplaçable. J'espère alors qu'octroyer l'autonomie aux animaux nous amènera à cesser de les traiter comme des ressources, des machines ou des serviteurs, et ainsi être plus attentifs à leurs propres besoins et désirs.

6. Que répondez-vous à l'objection stipulant qu'il ne faut pas se préoccuper des animaux tant que des êtres humains sont dans le besoin?

D'abord, c'est un faux dilemme: protéger les animaux n'implique pas de moins s'intéresser aux humains - et on peut activement militer pour les droits humains tout en étant végane. En quoi ça nous nuirait ou nous empêcherait de le faire?

En réalité, ce serait peut-être l'inverse: des études empiriques indiquent que les personnes insistant le plus sur les différences entre l'être humain et les autres animaux sont aussi celles qui creusent le plus de différences entre les groupes humains (donc, sexisme, racisme, homophobie, etc.) En un sens, soit on promeut l'égalitarisme, soit on promeut des hiérarchies!

Je crois également que c'est en protégeant davantage les animaux, les êtres les plus vulnérables de ce monde, que nous serons en meilleure position pour assurer la protection des humains les plus vulnérables. Il me semble que ça va ensemble.

Enfin, je ne connais personne qui estime que la protection des animaux n'a vraiment aucune importance. La vaste majorité des gens pensent plutôt qu'il ne faut pas faire de mal aux animaux lorsqu'on peut faire autrement. Le problème est que cette notion, aussi bien intentionnée qu'elle soit, n'est pas appliquée de manière cohérente. Or, pour le dire simplement, nous pouvons drastiquement réduire la violence envers les animaux en adaptant relativement peu de choses dans nos sociétés, et ce, sans nuire aux intérêts substantiels des êtres humains. Si on peut le faire, pourquoi ne le ferait-on pas?

• Lien pour consulter la présentation de proposition de thèse (en anglais): Animals, Autonomy, and the Right to Make Personal Choices (Dissertation Proposal--2015).

Blogue de Frédéric Côté-Boudreau sur la philosophie et d'éthique animale.

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