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Plongée au cœur de la Corée du Nord

Après la traversée de la Tumen, ma fuite devant les autorités chinoises autant que nord-coréennes avait duré 35 jours. Un peu plus d'un mois de ma vie, cependant la douleur de cette expérience était comparable à celle d'une mise au monde.
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Après la traversée de la Tumen, ma fuite devant les autorités chinoises autant que nord-coréennes avait duré trente-cinq jours. Un peu plus d'un mois de ma vie, cependant la douleur de cette expérience était comparable à celle d'une mise au monde. Et pourquoi n'aurait-ce pas été douloureux? La liberté est accordée librement à qui naît dans un pays libre, mais les autres doivent risquer leur vie pour l'obtenir. Dans un pays libre, le mot liberté est un nom commun et vide de sens ; mais mon ami Young-min a sauté dans le vide pour en avoir trop rêvé.

Aujourd'hui encore, le Parti lave le cerveau de ses sujets, disant et répétant que l'essence de leur identité est basée sur leur vie dans la « patrie de Kim Il-sung » en tant que « peuple de Kim Jong-il ». Mon mentor, Kim Sang-o, a remplacé un pays par une personne, louant Kim Il-sung comme « ma patrie », mais moi, son étudiant, je n'ai pu suivre ses pas. Pour moi, la patrie n'était pas le pays où j'avais vu le jour, ni l'homme à qui j'obéissais, mais le monde dans lequel je voulais être enterré ; alors j'ai échappé à un système où toute littérature n'existait que pour servir l'héritage d'un homme.

Pour rédiger le récit de ma fuite, il fallait que je crie de tout mon cœur La liberté est ma patrie. Et je n'en étais pas le seul auteur, car c'est avec Young-min que j'ai effectué ce voyage. Pas plus que je ne suis le seul protagoniste de ce livre. Cette histoire est aussi celle de mon ami qui rend compte du désespoir de millions de Nord-Coréens encore debout au bord d'une falaise, sans autre perspective que de se jeter dans le vide. C'est aussi un tribut à ceux qui m'ont aidé à m'en sortir parce que leur loyauté n'était pas dévolue aux puissants qui détiennent le pouvoir, mais à cette humanité que nous partageons tous.

Aujourd'hui, plus de 25 000 Nord-Coréens ont pu passer en Corée du Sud. Certains ont dû se cacher dans des grottes pendant des années ; d'autres ont été capturés et renvoyés en Corée du Nord, pour, parfois, miraculeusement s'évader à nouveau. Si toutes leurs histoires pouvaient être racontées, ma vie remplirait à peine une page de ce livre.

Un diplomate nord-coréen, capturé à l'étranger par des agents nord-coréens et sur le point d'être renvoyé au pays, a connu l'heureux malheur d'avoir un accident de voiture - ce qui lui a permis de s'échapper de l'épave et de demander l'asile aux autorités locales. Un autre, menottes aux poignets, a sauté du train qui le ramenait à Pyongyang, et a pu retraverser en rampant la Tumen gelée pour reconquérir sa vie. Il lui avait ainsi fallu la risquer deux fois pour racheter sa liberté, et plus encore pour de nombreux autres, « rapatriés » trois fois, et trois fois évadés. Il y a ceux qui, innocents de tout crime autre que celui d'être les enfants de leurs parents, ont été envoyés dans des camps, dont ils ont réussi à s'échapper.

Combien d'autres Nord-Coréens ont ainsi erré à travers des terres inconnues pour mourir dans l'anonymat? Je pense à la tragédie de ce couple parvenu en Asie du Sud-Est après avoir traversé la Chine à pied ; mais, pour traverser le Mékong, ils ont confié le destin de la famille à une chambre à air flottante et seul leur enfant a survécu. Une autre fois, une mère et sa fille furent séparées sur le seuil d'un consulat sud-coréen alors que les autorités chinoises s'emparaient de l'une, laissant l'autre précipitée vers une terrible liberté.

En un sens, nous tous, les exilés, avons dû échapper non seulement au système mais aussi, en risquant la mort, abandonner notre attachement instinctif à la vie. C'est pourquoi, comme beaucoup d'autres, j'ai passé des années à faire des cauchemars. La nuit, nos peurs reprennent le dessus et nous nous voyons rendus à une surveillance oppressive ou arrêtés par la police secrète et envoyés dans un camp. On se dit entre nous que ce n'est que quand nos rêves se réfugient enfin dans la sécurité de notre nouveau pays que nous sommes vraiment sortis de la Corée du Nord. Même durant les heures de veille, surtout durant les célébrations de fêtes marquant le passage du temps, comme le Nouvel An ou un anniversaire, nous sommes saisis d'écrasantes émotions qui nous paralysent sans que nous puissions les chasser.

Les exilés nord-coréens sont le témoignage vivant de ce qu'il existe une différence entre liberté et tyrannie. Leurs récits ne cherchent pas à inspirer la pitié. Ils crient justice au nom de tous ceux qui sont morts sans voix et enterrés avec le monde pour témoin muet. Leurs clameurs ininterrompues sont le triomphe de la survie de l'humanité à une lutte brutale contre un despote.

Kim Jong-il a dit que le mot « impossible » n'existait pas dans son dictionnaire. La corruption du pouvoir d'un dictateur est telle qu'il lui suffit de déclarer brandir un fusil pour que cela revienne à ce qu'il le brandisse effectivement. Pour moi non plus, « impossible » n'existe pas, mais je le dis en tant qu'individu. Pour prix de ma survie, j'ai perdu tout contact avec ceux que j'aimais et eux avec moi ; et je ne connais pas de pire chagrin ou désolation, quelque épreuve qui m'attende encore. Par-dessus tout, je connais maintenant la liberté et la revendique farouchement, et cela me donne la force de me relever mille fois après cent chutes.

Le régime nord-coréen n'a pas fini de me persécuter. Non seulement il tente secrètement de me trouver et de m'atteindre physiquement, mais il me menace aussi ouvertement, via les médias. En juin 2013, par exemple, le ministère de la Sécurité du Peuple a publié une déclaration officielle, dans son nouvel organe d'information, KCNA, disant qu'il allait « supprimer mon existence de cet univers ». La tyrannie des Kim vient de se transmettre à une troisième génération.

C'est pourquoi je ne trouverai la paix qu'en faisant la guerre au despotisme, jusqu'à ce que notre peuple soit libéré. Sans cela, le privilège de ma liberté ne serait rien d'autre que de l'égoïsme. Mais si ce régime entretient un arsenal de meurtres, de trahisons et de bombes nucléaires, l'arme que je brandis est la vérité.

Dans la liberté, j'ai aussi trouvé le bonheur personnel. Je suis toujours accompagné par une escorte policière à cause des continuelles menaces d'assassinat du Nord. Mais la femme qui est désormais mon épouse n'en veut pas aux imposants chaperons qui nous ont accompagnés à nos rendez-vous durant les trois années où nous sommes sortis ensemble. Quand je lui suggérai que nous devrions cesser de nous donner rendez-vous et lui offris à la place une bague de fiançailles, je lui fus reconnaissant d'accepter sans hésitation. L'année dernière nous est né un beau petit garçon en parfaite santé. Le mariage d'un homme de Pyongyang avec une femme de Séoul a donné naissance à un enfant de la Corée unifiée. Bien que ce pays soit divisé entre Nord et Sud, notre bébé est issu de son union.

Chaque fois que je fais la vaisselle, ma femme me tapote dans le dos en disant: « Chéri, tu t'adaptes très bien à ce monde libre et démocratique. Si tu continues comme ça, je pense que tu y arriveras. »

Et je lève les bras en l'air en avouant: « Je dois décidément être voué à l'obéissance. En Corée du Nord, je vivais sous la férule d'un dictateur et maintenant, au Sud, je vis sous celle de ma femme! »

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