Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

L'arme à gauche, mode d'emploi

Grand progrès, non de la médecine mais du langage, on ne meurt plus, mais on décède, on disparaît, on s'en va, on est rappelé à Dieu ou ravi à l'affection des siens. Il n'y a plus de croque-morts, mais des assistants funéraires.
This post was published on the now-closed HuffPost Contributor platform. Contributors control their own work and posted freely to our site. If you need to flag this entry as abusive, send us an email.

En cette période de la Toussaint, la mort s'invite dans d'actualité. Les fleuristes sortent leurs chrysanthèmes, les cimetières connaissent des records d'affluence et c'est le seul moment où l'on peut évoquer la Grande faucheuse sans susciter trop d'effroi.

Un tabou qui a la vie dure

Signe des temps, la mort ne dit pas son nom, trop laid, trop cru, trop cruel. Comme si on pouvait faire disparaitre l'angoisse en l'effaçant du vocabulaire. Grand progrès, non de la médecine mais du langage, on ne meurt plus, mais on décède, on disparaît, on s'en va, on est rappelé à Dieu ou ravi à l'affection des siens. Il n'y a plus de croque-morts, mais des assistants funéraires. Elle est cachée aux enfants. "Papa est parti en voyage", ment-on, même si les pédopsychiatres mettent en garde contre les ravages que peuvent provoquer cette euphémisation. Les lettres de condoléances se font rares. Mieux vaut le silence, car le malaise est trop grand. La mort a du mal à s'inviter dans le débat public et les politiques se montrent incapables de légiférer clairement sur "la fin de vie". Elle n'est pas vendeuse, et qui sait si Céline, aujourd'hui, ne se verrait pas incité par son éditeur à modifier le titre de Mort à crédit !

La mort invisible

Aujourd'hui, on ne voit plus ces tentures noires qui ornaient il y a quelques décennies encore les maisons mortuaires, ni de ruban de crêpe au bras des endeuillés. Même le sens du mot pompe funèbre -au singulier- se perd. Quand on pense à ces corbillards d'autrefois, tirés par des chevaux caparaçonnés de noir ! Les corbillards du XXIème siècle sont des fourgonnettes banalisées devant lesquelles il ne viendrait à personne l'idée de se découvrir. Circulez ! Il n'y a rien à voir. Quant aux cimetières, on y va de moins en moins, puisque la demande d'incinération progresse, escamotant les corps dans un panache de fumée. Les grands personnages ne meurent plus en public, et les moins grands, plus toujours en famille. La grande faucheuse ne travaille plus à domicile mais plus souvent à l'hôpital ou 3 personnes sur 4 meurent sans la présence d'un proche à leurs côtés.

La mort autrefois si familière, est aujourd'hui totalement invisible. Ferait-elle plus peur qu'autrefois ? Il était sans doute plus facile d'y faire face quand on la considérait, non comme la fin de tout, mais comme la délivrance de l'âme emprisonnée dans le corps et le commencement de l'éternité.

"Apprendre aux hommes à mourir"

Et pourtant, la mort qui suscite à la fois répulsion et fascination et surtout une immense curiosité, demeure la grande question. Paradoxalement, la mort, c'est la vie ! Nous sommes tous des mourants dès notre premier souffle et il n'est pas de préoccupation plus absolument universelle que celle-là, car nous sommes tous égaux devant l'asticot, comme le dit Benjamin Franklin : "il n'y a que deux choses certaines en ce bas monde, la mort et... les impôts !" Bien que le roi de Suède Gustave V ait commencé son testament par ces mots optimistes : "si je meurs..."

Cette mort qui fait si peur, il faut l'apprivoiser et combler l'immense curiosité à son endroit, en découvrant comment ceux qui nous ont précédés ont, à travers les siècles, vécu ce dernier quant d'heure. "Si j'étais faiseur de livres, écrit Montaigne, je ferais un registre commenté des morts si diverses. Qui apprendrait aux hommes à mourir, leur apprendrait à vivre".

En effet, la mort est souvent l'heure la plus intéressante de la vie d'un homme, car c'est dans les situations désespérées que se révèle la force du caractère. De même qu'on ne peut juger une pièce de théâtre sans en connaître le dénouement, de même ne peut-on pas porter de jugement définitif sur un personnage avant de savoir comment il est mort, car la dernière heure est celle où l'on ne ment plus. C'est celle qui donne sa coloration à toute une vie, qui parfois la rachète et il arrive qu'un homme, en quelques minutes, atténue des décennies de despotisme, de frivolité ou de nullité. D'ailleurs, les "vilaines" morts sont rares, sans doute parce que jusqu'à une époque récente, l'événement se déroulait en public et que la présence de témoins aide à se surpasser.

Rilke l'a dit, "on contient sa mort comme le fruit son noyau". L'homme infléchit sa fin par la façon dont il vit, l'hygiène qu'il observe, les risques qu'il prend ou évite, et il affronte la mort avec les ressources morales accumulées pendant son existence. On a donc généralement la mort que l'on mérite, à moins qu'un accident ne vienne piper les dés. Bien des morts sont à l'image de l'homme ou de l'œuvre, en parfaite harmonie avec la vie qu'elles achèvent. C'est le jet de sang que Molière masque par un jeu de scène ; c'est Balzac qui appelle à son chevet un médecin n'existant que dans ses livres, Watteau s'offusquant de la laideur du crucifix qu'on lui tend, ou encore Lulli qui se blesse avec sa canne à cadencer.

Les mille et une morts

Universel ne veut pas dire uniforme car il existe mille et une manières de passer de vie à trépas. L'Histoire, depuis l'Antiquité, fournit tous les cas de figure. On peut mourir de sa "belle mort", de maladie ou au champ d'honneur bien sûr, mais aussi de faim (le duc d'Albe, Gogol) ou d'indigestion Frédéric III), de froid (Scott) ou de chaud (Philippe III d'Espagne), de chagrin (Marie Dorval) ou de joie (Sophocle, Goya) et même de rire (l'Arétin), de honte (Henri II), d'amour et pendant l'amour (Félix Faure, Attila).

Il y a les accidents, tous stupides, parfois surprenants, comme l'autopsie qui autopsie, et les assassinats ou le machiavélisme, le dispute à l'imagination.

On peut mourir en "négociant" (Rimbaud), en saint (La Fontaine), en gentleman (William Guggenheim), en midinette (général Boulanger), en beauté (Pauline Bonaparte), en homme (Mme Roland) ou en femme (Camille Desmoulins).

On peut mourir avec curiosité (Léon Bloy), avec regret (Claude Bernard), avec mélancolie (Berlioz), avec modestie (Hokusai, Élisabeth Ire), avec humilité (Louis XIV), avec orgueil (sainte Claire), avec lucidité (Louis XV), avec angoisse (Apollinaire, Proust), avec courage (Landru), avec coquetterie (Guillaume Ier), avec élégance (Cinq-Mars), avec pudeur (Mme Élisabeth), avec panache (Poniatowski), avec politesse (Mata-Hari, Marie-Antoinette), avec exactitude (Swedenborg) ou en retard (Charles II d'Angleterre).

On peut mourir en mangeant (Fragonard, Jaurès), en buvant (Brahms), en sablant le champagne (Tchekhov), en se soulageant (Antoine de Bourbon, Caracalla), ou au contraire de s'être trop retenu (Tycho Brahé), en versifiant (du Bellay, Chénier), en faisant des alexandrins (Victor Hugo), en composant (Bartók), en valsant (Borodine), en chantant (Schubert, Ravachol), en écoutant du piano (Chopin), en écrivant (Proust), en faisant des mots croisés (Tristan Bernard), en défendant la langue française (Malherbe), en calculant (Bossut, Lagny), en faisant de la géométrie (Archimède), en faisant une réussite (de Gaulle), en tricotant (Mme de Créqui), en peignant (Cézanne), en réclamant sa palette (Renoir), en payant ses dettes (Socrate), en graciant (La Rochejaquelein, Bonchamps), en se vengeant (Cartouche), en pardonnant (Louis XVI, Pouchkine), en maudissant (Tchaïkowski), en se repentant (Bacon, Charles IX), en doutant (Lyautey), en trichant (Lulli), en maugréant (Frédéric-Guillaume Ier), en jurant (Baudelaire), en saluant (Suarès), en guettant la mort (Mme de Genlis), en se regrettant (Néron), en hurlant de terreur (Mme du Barry) ou en faisant de l'esprit avant de le rendre (Labiche, marquis de Bièvre).

On peut mourir heureux (Marie-Thérèse d'Autriche), content (Bakounine, François Ier), déçu (Barnave), trompé (Ravaillac), surpris (Concini, Nicolas II), agacé (Rameau, Colbert), résigné (Galba), désabusé (Charles V), épouvanté (Proust, Hébert), pressé (Catherine Howard, Philippe Égalité), révolté contre Dieu (Clotaire), confite en dévotion (Lola Montès), dix fois confessée (Marion Delorme), guéri (Forain) ou pourri (Murger), dévoré par les lions (Blandine) ou par les poux (Sylla).

On peut mourir par avarice (Vauville), par coquetterie (Joséphine), par orgueil (Chatterton), par distraction (Mme de Coislin), par politesse (Barrès, Fleming), par pudeur (Isabelle la Catholique) ou par respect de l'étiquette (Philippe III).

On peut mourir pour six lettres (Étienne Dolet), pour un coup de canif (Damiens), pour ne pas avoir salué une procession (La Barre), pour un sou (Chapelain), pour 35 francs (Baudin), ou au-dessus de ses moyens (Oscar Wilde).

On peut mourir debout (Laval, Auguste), à genoux (Millière), assis (Ciano). On peut mourir banalement dans son lit, mais aussi à table (Diderot, Alphonse Daudet, Thiers), dans son bain (Pétrone) ou sur sa chaise percée (Catherine II, Georges II). Il y a ceux qui meurent à pied dans la rue (Stendhal), à cheval (Louis III) ou à dos d'âne (Horace Vernet), en voiture (Camus), en moto (Lawrence d'Arabie), en train (Dumont d'Urville), en bateau (Albert Londres), en montgolfière (Pilâtre du Rozier) ou en avion en plein ciel (Howard Hugues).

La dernière pensée va parfois au pays -c'est le cas de beaucoup d'hommes politiques-, à la femme (Albert de Saxe-Cobourg, Forain, Robert de Flers, Jules Renard, Éluard), à la mère (Anatole France, Proust), aux enfants (François-Joseph, François Ferdinand de Habsbourg, César Franck), aux petits-enfants (Victor Hugo), au public (Sacha Guitry) ou à des destinataires plus inattendus : un chien (duc d'Enghien), des fauvettes (Garibaldi) ou... l'Académie française (Benjamin Constant) !

La façon dont on choisit de se faire enterrer est également fort révélatrice de la personnalité : Clemenceau demanda à être inhumé debout, Benjamin Constant à se trouver "à l'aise", Mme Necker à baigner dans l'alcool, Lamennais à être jeté à la fosse commune, la Dame aux camélias à être bouclée dans un cercueil ouvrant également de l'intérieur.

Le mot de la fin

Quant aux mots de la fin, il y en eut sans doute plus de prêtés que de réellement prononcés, et il faut se méfier de ces belles paroles que l'on attribue aux mourants prestigieux. De plus, pour atteindre des fins politiques et suborner l'opinion, ce fut toujours une tactique éprouvée que de faire discourir de façon posthume les mourants de haut lignage. La mort bien souvent n'est point bavarde. Un soupir ou un cri étranglé, un regard noyé, un geste de la main se portant sur le cœur, quelques mots confus et inintelligibles... La réalité n'a rien de bien admirable. Alors les témoins, les chroniques fabriquent parfois un dernier mot historique à la mesure du mourant, comme le menuisier fabriquera un cercueil à la taille du défunt. Ce dernier mot, s'il n'est pas toujours vero, est généralement ben trovato. Comme la chute qui termine une histoire, il parachève un destin hors du commun, conforme à la logique du caractère et digne de l'admiration de la postérité. Et il est difficile, plusieurs siècles plus tard, de faire la part du vrai et du vraisemblable...

Retrouvez les articles du HuffPost Art de vivre sur notre page Facebook.
Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.