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La renaissance des sciences politiques dans la Tunisie de l'après Ben Ali (2/2)

La contribution que je veux apporter au débat est que si le Gouvernement du Québec veut faciliter l'intégration et même l'évolution de la communauté musulmane, peut-être n'est-il pas judicieux de la confronter sur les dernières tranchées qui lui restent de son identité. Non seulement interdire le voile pourrait marginaliser ces musulmans en quête d'identité, mais ce changement ne relèverait selon moi que de l'esthétisme.
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Averroès (Ibn Rochd), philosophe et théologien islamique andalou du XIIe siècle

Le mouvement révolutionnaire que connaît le monde arabo-musulman depuis presque trois ans soulève encore les passions, mais aussi l'inquiétude. De la passion chez ceux qui ont la ferme conviction que les problèmes de la société arabo-musulmane devaient être affrontés, et de l'inquiétude chez ceux qui doutent de la maturité de leur peuple pour affronter ceux-ci. Quoi qu'il en soit, cette vague révolutionnaire, alimentée par une quête de liberté et de dignité, ébranle sérieusement, depuis trois ans, les piliers d'une société aujourd'hui révolue.

Une telle vague de changement, souvent imprévisible, oblige une opposition, marginalisée à l'époque prérévolutionnaire, à s'organiser rapidement pour concrétiser ses idéaux de liberté et de dignité. C'est ce qu'on peut actuellement observer en Tunisie, à travers le processus d'élaboration de la nouvelle constitution. Outre cette difficulté pour l'opposition à s'organiser, et dont j'ai traité dans mon précédent blogue, le monde arabo-musulman fait face à un défi beaucoup plus profond, soit celui de s'adapter à une société industrialisée en constante évolution.

En sciences politiques, répondre à cette question fondamentale nécessite de se référer à l'étude de la théorie politique, c'est-à-dire aux «grandes œuvres de la littérature politique qui jalonnent la route de l'humanité» *. Dans le monde arabo-musulman, l'œuvre centrale de cette société est le Coran, le livre contenant les paroles de Dieu et qui est la source première du droit musulman. Les premiers siècles de la société arabo-musulmane ont été marqués par un âge d'or, tant au plan scientifique que culturel ou militaire. Toutefois, à partir du 4e siècle de l'hégire (l'ère des musulmans), le droit musulman s'est considérablement rigidifié, laissant de moins en moins place à l'innovation et à l'adaptation de la doctrine déjà établie.

De son côté, à cette époque, le monde occidental chrétien fut marqué par de grandes innovations, tant au plan intellectuel que scientifique. L'un des philosophes marquants de notre monde, St-Thomas D'Aquin, a jeté les premiers fondements de la laïcité en séparant la loi de l'Évangile de celle du monde temporel. Cette révolution au sein de la religion chrétienne a permis de redéfinir les fondements de notre société en consacrant de nouveaux idéaux tels que la liberté et la dignité humaine. Cette quête de liberté et d'égalité fut d'ailleurs concrétisée, lors de la Révolution française, par la mise en place progressive de la Déclaration des droits de l'homme, aujourd'hui considérée comme le droit naturel de l'humanité, même si, en fait, il relève d'une évolution relativement récente de la philosophie chrétienne.

Au Québec, malgré le mouvement de déconfessionnalisation que nous avons connu au cours de la Révolution tranquille, la philosophie chrétienne caractérisée par des valeurs fondamentales de liberté, d'égalité et de dignité, guide encore les grands principes qui gouvernent notre société. L'universalisation des services sociaux et le combat des travailleurs pour accéder à de meilleures conditions de vie sont des exemples concrets de cette quête pour la dignité humaine. La déconfessionnalisation au Québec ne constituait donc pas un rejet des valeurs fondamentales du christianisme, mais plutôt une évolution sociale nécessaire qui consistait notamment, à expulser le clergé de la gouvernance de l'État, incapable de garantir notre bonheur collectif.

La période pendant laquelle St-Thomas d'Aquin a développé sa théorie a été marquée par une effervescence intellectuelle importante. Le philosophe chrétien s'était d'ailleurs basé sur les écrits du philosophe musulman Ibn Rochd, mieux connu en occident sous le nom de Averroès. Ibn Rochd fut l'un des premiers philosophes à inviter les fidèles à « retrouver Dieu par la raison » et non en appliquant uniquement les lois provenant des textes sacrés. Toutefois, ses idées ne trouvèrent pas écho dans le monde arabo-musulman. Plusieurs de ses écrits furent même brûlés à l'époque. La cristallisation du droit musulman s'est maintenue et a été néfaste pour cette société comme le constate Mohamed Ridha Ben Hammed dans le livre Histoire des idées politiques, depuis le XIXe siècle, occident et monde arabo-musulman, étudié dans le cours d'histoire des idées politiques à l'Université de Carthage.

« La pensée politique arabo-musulmane a été marquée à partir du XIXe siècle par l'attitude suivante : la conscience de la nécessité de rattraper le retard historique par rapport à l'occident. [...] Ainsi, toute interrogation sur le Monde arabo-musulman et sa décadence est une interrogation sur l'occident et sa toute-puissance[...] Le retard hérité de plusieurs siècles de décadence a figé la société dans une structure archaïque et des formes de pensée obscurantistes. Cette décadence qui a touché tous les domaines n'a pas manqué d'accélérer le processus devant conduire à l'aliénation de ce monde. »1

Les intellectuels du monde arabo-musulman sont conscients que cet écart s'est accéléré à partir de la révolution industrielle, tant d'un point de vue politique, que social ou économique, et que des changements majeurs s'imposent.

Dans toutes les religions, qu'elles soient chrétiennes, islamiques ou autres, il existe deux grandes perspectives, soit la philosophie et les rites. Selon moi, le risque réel de cette incapacité à faire revivre et évoluer la philosophie religieuse islamique pourrait inciter le peuple arabo-musulman à se réfugier dans les rites et provoquer un repli identitaire. D'ailleurs, ce repli identitaire a déjà des répercussions directes un peu partout dans le monde, notamment au Québec, et peut, en partie, expliquer la vive réaction de la communauté musulmane sur la question de l'encadrement du code vestimentaire dans la fonction publique.

L'encadrement vestimentaire proposé par le Parti québécois dans son projet de Charte sur les valeurs québécoises heurte de front certains membres d'un peuple en profond questionnement sur son identité. Mon intervention ne vise pas à approuver ou à désapprouver cet attachement aux vêtements traditionnels et aux symboles qui peuvent s'y rattacher. La contribution que je veux apporter au débat est que si le Gouvernement du Québec veut faciliter l'intégration et même l'évolution de la communauté musulmane, peut-être n'est-il pas judicieux de la confronter sur les dernières tranchées qui lui restent de son identité. Non seulement interdire le voile pourrait marginaliser ces musulmans en quête d'identité, mais ce changement ne relèverait selon moi que de l'esthétisme.

Exiger à un chrétien orthodoxe d'enlever le crucifix qu'il porte au cou lui fera-t-il réellement épouser les valeurs d'une société ouverte et moderne ? Si le Québec souhaite faire front contre l'obscurantisme religieux, qu'il soit chrétien, juif ou musulman, celui-ci devrait plutôt s'orienter sur une éducation libérale qui amènera la nouvelle jeunesse québécoise à exercer sa faculté de raison et à effectuer ses propres choix.

Pour le peuple tunisien, ce rendez-vous avec l'histoire, caractérisé par une grande effervescence intellectuelle, est une occasion extraordinaire de faire revivre et évoluer la philosophie arabo-musulmane. L'histoire qualifiera-t-elle ce moment de révolutionnaire ? Seul Dieu le sait...

* Ben Hammed, Mohamed Ridha, Histoire des idées politiques, depuis le XIXe siècle, occident monde arabo-musulman, 2010, Centre de publication universitaire la Manouba, Tunisie, p31

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