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Une autiste asperger chez le coiffeur

Comme on commence à me complimenter sur ma teinture ombrée que je n'ai pas (c'est ma repousse de mèches sur fond de couleur naturelle), il faut faire un petit effort. Non, un effort moyen. Non, non, non, un gros effort!
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Me voilà rendue au pied du mur. Vendredi 16:30, après une longue journée de boulot, visite programmée chez le coiffeur. La première depuis près de 6 mois. Quelle négligence! Bien que je me promette toujours d'y aller plus régulièrement, je réussis immanquablement à reporter de semaine en semaine et de mois en mois...

Mes longs cheveux dégradés me permettent un laisser-aller à ce niveau que je ne pourrais pas m'offrir aussi aisément avec une coupe plus courte ou plus pointilleuse. Mais comme on commence à me complimenter sur ma teinture ombrée que je n'ai pas (c'est ma repousse de mèches sur fond de couleur naturelle), il faut faire un petit effort. Non, un effort moyen. Non, non, non, un gros effort!

Étape no 1 : Avant le départ pour les gros travaux.

Quitter le bureau déjà fatiguée de ma journée, supporter le stress d'un changement à l'horaire régulier, accepter l'idée de ne pas aller me réfugier à la maison, comme les autres jours dans mon monde régulier et plus prévisible. Faire le trajet que je connais, s'il y en a un plus court, ne m'expliquez pas, ça ne servira à rien. Négociations serrées avec moi-même sur la possibilité d'un report. Pensée amusée pour une amie neurotypique (non-autiste) qui me dit adorer aller chez le coiffeur, car ça la détend et c'est un plaisir de prendre soin de soi! Pensée moins amusée en réalisant que c'est moi qui me retrouve dans la situation, le plaisir en moins. Mais mes pointes fourchues ne sont plus seulement des pointes et le style hippie grichou n'est plus à la mode depuis 1975. Donc, aucune négociation complaisante possible.

Étape no 2 : Avant les gros travaux.

Entrée dans les lieux. Évidemment, j'ai choisi le salon le plus animé de la ville. Parce que mon coiffeur est le seul à me faire des cheveux avec lesquels je pourrai vivre, quand ils me seront de nouveau confiés, pour les six prochains mois. Je note mentalement : il fait trop chaud, ça sent trop de choses, ça bouge de partout et la musique est trop forte. Impression de recevoir une bonne gifle violente qui parcourt tout le corps. Ou de m'enfoncer dans un tunnel bruyant et écho parsemé de marteaux piqueurs en me faisant prendre en chasse par une armée de bulldozers.

Ma pile interne, déjà à moitié vide, perd déjà sa charge de manière exponentielle. On m'accueille, on me sourit, j'essaie d'avoir l'air détendu d'une personne dite « normale ». Comme je ne sais pas ce que les gens pensent de moi et me regardent, j'angoisse un peu plus. On m'installe sur une chaise et on inaugure le chantier. À côté de moi, une sympathique dame à la tête enrobée dans une serviette serrée me sourit et tente de m'intéresser à sa conversation. Je suis polie, je souris, mais je n'ai pas la force de converser délicatement sur la pluie des derniers jours, les vers blancs qui empoisonnent le gazon ou le retour possible de la mode des cheveux frisés. J'angoisse donc d'un cran de plus. Je dois bien être rendue sur une échelle de mesure de l'anxiété à 37 sur 10.

Étape no 3 : Durant les gros travaux.

Pendant que le coiffeur démêle mes cheveux et prépare mes mèches, j'ai des tiraillements de racines qui me donnent l'impression de me faire arracher des organes vitaux. Malgré tout, j'ai peu de réactions extérieures. Je ne saurais tout simplement pas comment les assumer.

En vrac : l'odeur forte des produits me donne une nausée à m'arracher un ou deux poumons et les 3/4 du tube digestif; les paroles vives flottant dans l'air et les effluves chimiques viennent valser avec la chanson de Maroon 5 ou de Céline Dion et ça tambourine et se mêle tout ensemble dans mon crâne. J'ai faim (il est plus de 17 heures); j'ai chaud (encore!); mon coiffeur tente de m'enthousiasmer pour les sujets variés qu'il propose. Et moi, je concentre le peu d'attention restante pour l'écouter, mais je ne dispose plus d'assez de ressources pour tenir dignement la conversation. Je voudrais pouvoir lui laisser mon scalp durant 3 heures bien sonnées et le reprendre par la suite.

Puis, arrive le temps d'attente de décoloration des mèches. Ciel que c'est long! Je ne peux pas lire à cause de l'agitation monstre et je suis obsédée par la minuterie, son tintamarre, sa régression fatale jusqu'à zéro. On vient me tâter, m'examiner et remettre la minuterie une autre fois. Ah non... Finalement, ça sonne. Personne ne vient. Je fais quoi? Je ne sais jamais quoi faire quand je suis en public. Et je ne fais rien...

Quand mon tour arrive, je suis soulagée. Si on ne s'occupait pas de moi, je serais encore là dans trois mois à chercher des yeux une aide, tout en me demandant après combien de temps j'ai raisonnablement le droit de manifester ma présence. J'ai immanquablement peur qu'on m'oublie. Je me vois déjà avec les cheveux tout brûlés qui se détachent en lambeaux. Je stresse un peu plus encore. Si je panique trop, je sens que j'aurai une réaction inappropriée. Respire ma petite chérie, ce sont des professionnels.

Puis on me rince, on me bichonne et on me masse le cuir chevelu pour me détendre. Je n'aime pas trop qu'on me touche, surtout si ce n'est pas par une personne familière. Alors, je me raidis. Pour la détente, c'est foutu. Je n'ose pas dire que l'eau est trop chaude ou que j'ai envie de faire pipi. J'ai juste le goût de fuir par la grande porte vitrée en courant, le cheveu hirsute, le corps recouvert par la grande cape noire qui se détache avec un bruit de velcro qui m'arrache un tympan. Même si l'inconfort devient insupportable, je me tais. J'encaisse, car je ne saurais raisonnablement comment dire ce qui ne va pas, sans passer pour une gamine capricieuse de cinq ans.

Étape no 4 : Finalisation des gros travaux.

Durant la coupe et la mise en plis, mon coiffeur me sourit et semble tenter de chercher dans mon visage un signe naturel d'approbation de son travail. En tout cas, il me fixe beaucoup dans les yeux à chaque mouvement déterminant. Mais mon impassibilité et mon envie de partir me font paraître contrariée et déçue de ses effets capillaires pourtant réussis. Il doit se dire : bon, elle n'est pas trop contente cette fois-ci, qu'est-ce que je peux faire? Moi je ne souris plus, le voyant lumineux de la pile est rouge depuis longtemps et il clignote « warning ». Je tremblote d'épuisement, ma voix ne se manifeste plus depuis longtemps et tout mon corps me paraît lourd. Il sera agréablement surpris quand je lui dirai à ma prochaine visite que j'ai adoré ma coupe et que j'apprécie la nouvelle coloration plus claire de mes mèches. Je serai enthousiaste et parfaitement sincère. Tout ça, je lui dirai en début de parcours, avant de retomber dans mon mutisme récurrent. Pour connaître la suite, après mon enthousiasme enfin exprimé, relire ce texte en boucle. Ça se passe toujours un peu comme ça... chaque fois.

Découvrez d'autres textes de Marie Josée Cordeau en visitant son blogue 52 semaines avec une autiste asperger

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Avril 2018

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