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Chaîne de montage: 10 sur 10

C'est sûr quen'est pas le spectacle léger à voir pour se mettre dans l'esprit des Fêtes. Mais je vous assure qu'il faut voir cette pièce que nous propose Suzanne Lebeau et le Théâtre de Quat'Sous.
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C'est sûr que Chaîne de montage n'est pas le spectacle léger à voir pour se mettre dans l'esprit des Fêtes. Mais je vous assure qu'il faut voir cette pièce que nous propose Suzanne Lebeau et le Théâtre de Quat'Sous. J'ai rarement vécu un moment de théâtre aussi beau, aussi intense, aussi ravageur, quelque chose auquel vous pensez et repensez après et qui force l'admiration pour toutes sortes de raisons.

Au début est le Verbe. Pendant que la seule et unique comédienne sur scène dépose par terre des paires de chaussures, une voix énumère des noms de femmes mexicaines, toutes disparues depuis janvier 1993 dans la ville de Juarez. Toutes jeunes, jolies et toutes avec des cheveux longs. Ces femmes travaillaient dans les maquiladoras, ces usines innombrables où les compagnies et multinationales étrangères (canadiennes aussi) ont délocalisé leur production à la suite du traité de l'ALENA. Jusqu'en 2001 on retrouvait les corps de ces femmes, étranglées, violées, horriblement mutilées. Après cette date, les femmes ont continué de disparaître, mais on ne découvre plus de cadavres à moitié enfouis dans le sable du désert. Il y a peu de certitudes et beaucoup de flou dans cette histoire, mais on estime que cinq mille femmes sont mortes de cette façon depuis un peu plus de vingt ans.

Suzanne Lebeau dénonce plusieurs choses dans son puissant texte. Le génie réside dans le fait que si tout est inextricable, le spectateur comprend cependant toutes les avenues explorées et comment les divers éléments : les cartels de la drogue, les dirigeants sans scrupule, l'appât de l'argent, l'ineptie de la police et des autorités, le mode de vie occidental qui pousse à consommer beaucoup, mais au meilleur prix possible, la pauvreté endémique de ces femmes qui voient dans le travail qu'on leur offre (pour six dollars par jour, en fait) une porte de sortie et la lueur d'une vie meilleure, comment ces divers éléments, donc, se conjuguent pour dissimuler...on ne sait quoi. Mais quelque chose de certainement horrible, de certainement obscène.

Car on ignore qui est responsable de ces disparitions. Les enquêtes policières ont été caractérisées par leur incroyable cafouillage et par la chaotique incompétence des autorités en charge. Aucune autopsie n'a jamais été faite sur les corps. Des pièces à conviction n'ont pas été préservées correctement ou alors ont tout simplement disparu. Pas d'analyse d'ADN pour tenter de trouver des coupables. Toutes ces femmes mortes et violentées n'ont jamais été vengées, leurs agresseurs, leurs meurtriers n'ont jamais été inquiétés de quelque manière que ce soit. Elles sont mortes et c'est comme si elles n'avaient jamais existé.

Et l'interprète? Aaaahhhh, Linda Laplante. Linda Laplante est parfaite, dans le ton qu'elle adopte, dans le langage corporel, dans le fait qu'elle ne tombe jamais dans le piège d'un pathos trop appuyé ni dans un prêchi-prêcha moralisateur, desservie en cela par ce texte d'une profonde humanité. C'est avec une fausse douceur qu'elle le livre, car on sent et on va constater la rage sous-jacente qui la dévaste. Comme décor, de grosses bouteilles d'eau vides en plastique, empilées les unes par-dessus les autres pour former un mur. Décor sobre qui va devenir un élément-clef du spectacle d'ailleurs. Les éclairages sont à l'avenant, parfaitement adaptés à la retenue qui constitue la signature du texte. Le metteur en scène, Gervais Gaudreault, a bien compris qu'il avait là une pièce-monument, un texte exceptionnel qui n'avait besoin que d'une interprète remarquable, qu'il a trouvée.

Suzanne Lebeau nous interpelle, discrètement je dirais, mais avec une insistance qui ne se dément pas. Quelle est notre responsabilité, à nous, dans ces disparitions? Qui est coupable, ultimement, de pousser ces femmes à aller travailler dans ces usines sur des chaînes de montage qui ne comprennent ni la fatigue, ni la misère, dans des conditions du 19e siècle, pour un salaire dérisoire et dans un contexte qui permet à Dieu sait qui de kidnapper et de tuer ces Mexicaines sans que personne ne proteste beaucoup? Tout cela pour que nous puissions acheter à bas prix des objets de consommation courante, et d'autres innombrables objets inutiles? Suzanne Lebeau, avec la belle voix de Linda Laplante le dit : ces femmes sont les dommages collatéraux de notre train de vie.

Chaîne de montage: au Théâtre de Quat'Sous jusqu'au 21 novembre 2014.

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