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Polytechnique: tant d'euphémismes pour nier la misogynie

Cela fait 25 ans. 25 ans que l'on occulte, moins, mais encore trop souvent, le caractère spécifiquement misogyne de cette tragédie. Je ne comprends pas. Reconnaître et nommer la violence à l'égard des femmes n'est ni féministe ni antiféministe, c'est un acte de civisme, de lucidité et d'humanisme.
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C'était un mercredi. Le 6 décembre 1989 en fin d'après-midi, j'arrivais à l'Hôtel des Gouverneurs de Trois-Rivières. Je faisais une tournée médiatique de promotion de mon livre Parlez-leur d'amour fraîchement publié.

Je venais d'écrire un ouvrage plein d'espoir sur l'éducation affective et sexuelle des enfants et des ados, destiné aux parents. Objectif : aider les filles et garçons à se développer dans la dignité, dans la fierté d'être une fille ou un garçon faisant partie du groupe des femmes ou du groupe des hommes, dans la perspective d'une relation égalitaire et pleinement épanouissante entre les sexes. Madame Lise Payette m'avait fait l'honneur de préfacer mon ouvrage. J'étais une femme heureuse.

À la réception de l'hôtel, les gens étaient énervés, parlaient d'un fou, à Montréal, qui était en train de tirer sur les gens à l'école Polytechnique. Aussitôt dans ma chambre, j'allumai la télé et n'en décollai plus. À partir de ce moment, je me souviens de chaque minute de cette fin de journée, puis de chaque minute de ses lendemains. De la même façon qu'on se souvient des heures et des jours qui suivent un immense moment d'émotion : heureux comme la naissance d'un enfant attendu, ou malheureux comme la mort d'un être cher. Ces pans de notre vie se gravent au tableau de nos souvenirs immortels. Après, lorsque ceux-ci remontent à la surface c'est comme si les images et les émotions qui leur sont rattachées se déclinaient au ralenti.

Je me suis fait monter dans ma chambre un repas que je n'ai pas touché. J'ai fumé comme une cheminée en buvant un scotch. J'ai téléphoné à ma fille. Nous nous parlions en silence, en pleurant et en suivant, chacune de son côté, l'horreur qui se déroulait sous nos yeux au petit écran. Le fil du téléphone me semblait un cordon ombilical, un fil de dentelle fragile. À 17h28, «le tireur fou» avait, disait-on, abattu «14 personnes» et s'était suicidé.

J'avais un rendez-vous tôt le lendemain avec Claude Bolduc de la radio CJRT 1140, pour parler de mon livre. Vers 18 heures, il me téléphona pour annuler.

- La programmation est chamboulée en raison du drame.

- Je comprends. Rien de plus normal, dis-je.

Nous avions, l'un et l'autre, des sanglots dans la voix.

Au fil des commentaires et images télévisés du sordide événement, la colère s'ajoutait à mon incrédulité, à mon envahissante tristesse. Pourquoi les journalistes, les policiers, les psychiatres et autres spécialistes interviewés concluaient-ils d'emblée que ce tireur était fou ? Pourquoi parlaient-ils de la mort des jeunes femmes comme de celles « d'étudiants » sans jamais relever le caractère clairement féminicide de cet assassinat collectif ?

Je ne savais pas encore que la compréhension que nous aurions de l'événement était en train de se mettre en place , qu'on allait tout faire, consciemment ou inconsciemment, pour voiler ou diluer la misogynie de l'acte. Pensons à Claude Ryan qui persisterait, une fois ministre de la Sécurité publique, à évoquer cette journée d'horreur en termes de «14 étudiants tués» plutôt que de parler de la réalité des «14 étudiantEs tuéEs». Pensons à ces psychiatres qui réduiraient le cas Lépine au suicide caractéristique de celui qui souffre d'un «trouble de la personnalité» et qui décide d'amener avec lui dans la mort «d'autres personnes».

Je rappelai le journaliste-animateur Claude Bolduc.

- Écoutez, nous devions parler d'amour, nous allons parler de haine. Je veux faire l'entrevue.

- OK. Nous aurons d'autres invités autour de la table pour commenter cette histoire d'horreur. Vous voulez vous joindre à eux ?

- Oui. Je crois qu'il faut mettre en lumière l'aspect politique et sexo-sociologique de ce drame qui semble évident et dont personne ne parle.

Le lendemain, je participai à la discussion. Je ne me souviens plus des noms des autres participants. J'étais seule à souligner que tout indiquait que nous étions devant l'expression extrême et meurtrière d'une haine des femmes, devant un refus d'égalité des sexes. À part l'animateur Claude Bolduc, dont je me souviens qu'il n'était pas réfractaire à mon analyse sommaire, les autres me regardaient comme si je déraillais. Nous étions pourtant devant des faits. Flagrants comme ça n'est pas permis. Trop flagrants peut-être. La réalité était-elle si éprouvante qu'on était incapable de l'aborder sans l'enrober d'euphémismes... ?

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Je rentrai chez moi. Ma fille qui avait 18 ans à l'époque passa le week-end suivant avec moi. Elle souffrait d'un mal de dos infernal. Elle sourit, un peu, lorsque je lui dis qu'elle avait le dos noué comme si elle avait 100 ans. Je la massai, longuement, au bord des larmes, en pensant qu'il y avait dans ce dos contracté, toutes ses peurs, toutes les miennes, toutes les peurs de toutes les filles et de toutes femmes. En pensant aussi à ces 14 jeunes femmes qui ne câlineraient jamais le dos des filles qu'elles auraient pu avoir et dont elles avaient peut-être rêvé. En pensant également à leurs mères et à l'atrocité de leur souffrance...

Cela fait 25 ans. 25 ans que l'on occulte, moins, mais encore trop souvent, le caractère spécifiquement misogyne de cette tragédie, en le diluant dans la soupière de la «folie» habituelle ou, plus récemment, dans la marmite du terrorisme social.

Je ne comprends pas. Reconnaître et nommer la violence à l'égard des femmes n'est ni féministe ni antiféministe, c'est un acte de civisme, de lucidité et d'humanisme. C'est aussi la condition première à la mise en place de moyens concertés pour la combattre. Faut-il rappeler qu'on a commencé à mener une lutte efficace au fléau de l'inceste à partir du moment où on a eu le courage de le nommer, de reconnaître son existence au lieu de se voiler la vue.

On me dira que les choses ont changé. C'est vrai, mais tout n'est pas gagné. Un décideur, un ministre, Peter Mackay en l'occurrence, se demandait ces jours-ci, 25 ans après l'assassinat de ces 14 jeunes femmes «pourquoi cela s'est passé, pourquoi ces femmes ont été ciblées dans cet horrible acte de violence ?».

Monsieur Mackay, permettez-moi, en ce 6 décembre, de vous suggérer de lire le manifeste de Marc Lépine. La réponse à votre insignifiante question y est, aussi limpide que brutale: PARCE QUE C'ÉTAIT DES FEMMES.

Et de grâce, ne venez surtout pas me dire qu'il a écrit cela parce qu'il était fou.

Geneviève Bergeron

Les victimes de l'École Polytechnique - 1989

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