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Le droit canadien est-il aussi relativiste qu'on le prétend?

Avec en toile de fond le débat sur les différents modèles d'intégration des minorités, une confusion semble s'être installée entre ce qui relève, d'une part, de l'application de la doctrine des accommodements raisonnables et des principes de laïcité, de neutralité étatique et d'égalité hommes-femmes et, d'autre part, du cadre juridique applicable à des pratiques susceptibles de constituer des actes répréhensibles.
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Dans sa chronique publiée dans La Presse du 25 septembre 2013 et intitulée Purement dément , Marie-Claude Lortie aborde la question de ces pratiques culturelles, parfois associées à plus ou moins juste escient à une foi religieuse quelconque, qui nient radicalement l'égalité des femmes (et surtout des jeunes filles) en les traitant ni plus ni moins comme des possessions familiales dont il faut à tout prix contrôler les comportements et les attitudes, voire les pensées. Sa chronique renvoie notamment à la tristement célèbre affaire Shafia et aux demandes d'octroi de certificats de virginité que feraient certaines familles auprès de médecins qui, malheureusement, y verraient là une occasion d'accroître leurs revenus. Lortie dénonce à juste titre de telles pratiques et insiste sur la nécessité de réaffirmer l'opposition de notre société à celles-ci. Elle dit aussi, et c'est important, « Je ne sais pas s'il faut une charte des valeurs pour clarifier ce dossier-là en particulier, celui des certificats de virginité, mais qu'on arrête de se dire qu'il n'y a pas de problèmes d'accommodements religieux hallucinants sur le terrain. »

Cette chronique de Marie-Claude Lortie interpelle les critiques de la Charte des valeurs en les invitant à ne pas sombrer dans l'angélisme en occultant les difficultés bien concrètes que soulève parfois la gestion des relations interculturelles. Mais elle les incite aussi à dissiper les malentendus à propos de ce que le cadre juridique canadien, qui est irréductible à ceux régissant les accommodements raisonnables ou la neutralité de l'État, permet ou non lorsqu'il s'agit de statuer sur une revendication religieuse ou, plus largement, culturelle. Or, avec en toile de fond le débat sur les différents modèles d'intégration des minorités (dont, inévitablement, le multiculturalisme), une confusion semble s'être installée entre ce qui relève, d'une part, de l'application de la doctrine des accommodements raisonnables et des principes de laïcité, de neutralité étatique et d'égalité hommes-femmes et, d'autre part, du cadre juridique applicable à des pratiques susceptibles de constituer des actes criminels, des actes simplement illégaux sans être criminels ou des infractions à la déontologie professionnelle. On laisse en outre entendre en certains cercles que le droit canadien autorise ou tolère, pour cause de multiculturalisme, des pratiques légitimement susceptibles de choquer les citoyens de la plupart des sociétés démocratiques.

Pourtant, notre droit n'encourage guère les dérives communautaristes qu'on lui reproche. Quelques exemples succincts mettent en lumière le fait que, loin de toujours céder devant les revendications culturelles et notamment religieuses, il leur pose parfois des embûches considérables.

La Cour suprême du Canada a fait l'objet de maintes critiques lorsque, au nom de la liberté de religion, elle a permis la construction d'une souccah sur un balcon attenant à un appartement malgré une déclaration de copropriété interdisant d'y ériger toute construction (Amselem , 2004) ou lorsque malgré une politique officielle de tolérance zéro des armes blanches, elle a autorisé un élève de religion sikhe à porter dans une école publique un kirpan enveloppé dans une étoffe pour le rendre plus difficile d'accès (Multani , 2006). Mais si l'on avait pu craindre à un moment donné que s'établisse une hiérarchie des droits au sommet de laquelle aurait trôné la liberté de religion, la jurisprudence subséquente de la Cour a pourtant révélé que tel n'a pas été le cas. Ainsi, statuant en 2007 sur une poursuite civile dans le cadre de laquelle une femme juive réclamait des dommages de son ex-mari en raison du défaut par celui-ci de lui avoir accordé le divorce religieux juif (le get ) en dépit de son engagement à le faire dans une convention civile de séparation, la Cour suprême donna raison à la femme en rejetant une défense du mari fondée sur sa liberté de religion et en insistant fortement sur l'importance de prendre en compte l'égalité entre les femmes et les hommes dans ce genre de litige (Bruker , 2007). Ironiquement, les deux juges dissidentes dans cette affaire auraient donné raison au mari en invoquant la séparation de l'État et de la religion... L'on doit par ailleurs noter que la loi fédérale sur le divorce autorise expressément un tribunal à surseoir à toute demande faite par un conjoint, notamment à propos de la garde de ses enfants, s'il n'a pas donné le get, ceci afin d'éviter que des maris ne conditionnent l'octroi du get à la renonciation par leur ex-femme à une pension alimentaire ou à leurs droits de garde. Le droit prend ainsi la mesure du caractère inégalitaire du get , octroyé par l'homme et reçu par la femme.

Dans une affaire de 2009 (Hutterian Brethren ), la Cour suprême a également déclaré valide une loi provinciale exigeant qu'une photographie apparaisse sur le permis de conduire de tout conducteur automobile, rejetant ainsi au nom de l'intérêt public (ici, la protection de l'identité) une demande d'exemption formulée par une communauté huttérite pour qui respecter cette exigence allait à l'encontre de croyances de ses membres. Quelques années plus tard, la Cour confirma la légalité du refus d'une commission scolaire d'exempter des élèves catholiques du cours québécois d'éthique et de culture religieuse, affirmant que contrairement à ce que leurs parents soutenaient, le relativisme dont était censément porteur ce cours ne constituait pas une violation sérieuse de leur liberté de religion et de conscience (Commission scolaire des Chênes , 2012). Et si, la même année, la Cour accepta qu'une femme victime d'une agression sexuelle puisse, dans des circonstances exceptionnelles, témoigner à visage couvert en raison de ses convictions religieuses, elle refusa toutefois d'ériger cette conclusion en règle générale et préféra laisser la question à l'appréciation des juges de première instance (N.S., 2012). Saisi de nouveau de la demande de la victime de l'agression, le juge de première instance n'accepta pas, en 2013, de la laisser témoigner à visage couvert.

En matière criminelle cette fois, la pénalisation de la polygamie consacrée au Code criminel fédéral fut validée en 2011 par la Cour suprême de la Colombie-Britannique malgré une violation alléguée de la liberté de religion des polygames, l'une des raisons en étant que cette pratique fut tenue pour fondamentalement inégalitaire et préjudiciable à l'égard des femmes (Reference Re: Section 293 of the Criminal Code of Canada , 2011). En outre, dans une affaire où un individu de religion musulmane invoquait avoir été provoqué à poignarder sa femme après qu'elle eut fait une allusion qu'il avait interprétée comme un aveu d'infidélité, aveu qui, soutenait-il, pouvait plausiblement susciter une réaction violente immédiate chez un homme de confession musulmane compte tenu de l'importance accordée dans cette religion à la fidélité conjugale, la Cour d'appel de l'Ontario rejeta la défense de provocation présentée par l'accusé, notant qu'il s'agissait plutôt là d'une vengeance et arguant qu'accepter la défense culturelle de l'accusé aurait contribué à avaliser un stéréotype négatif des hommes musulmans en les représentant comme naturellement enclins à la violence lorsque confrontés à des conflits conjugaux.

Mais au-delà de la non-admissibilité technique de la défense de provocation en l'espèce, qui suffisait à faire condamner l'accusé, la Cour d'appel ajouta ce commentaire important en ce qui a trait à la compatibilité des croyances ou préconceptions religieuses avec les valeurs de la société canadienne : « En l'espèce [...] les croyances religieuses et culturelles de l'appelant ne sont pas visées par l'insulte qu'il allègue avoir subie. Ce sont plutôt ces croyances religieuses et culturelles qui, dit-on, rendent les mots prononcés [par sa femme] très insultants. Tel que je le conçois, le problème épineux est que les croyances alléguées, qui attribuent à l'insulte une gravité accrue, sont fondées sur la notion que les femmes sont inférieures aux hommes et que la violence à leur égard est en certaines circonstances acceptée, voire encouragée. Ces croyances vont à l'encontre des valeurs canadiennes fondamentales, qui incluent l'égalité des femmes et des hommes. On peut arguer que sur le plan des politiques juridiques en matière criminelle, la personne ordinaire ne peut se voir attribuer des croyances qui sont inconciliables avec les valeurs canadiennes fondamentales. Le droit criminel ne peut tout simplement pas accepter qu'un système de croyances contraires à ces valeurs fondamentales puisse servir de fondement à une défense partielle à l'encontre d'une accusation de meurtre (Humaid , 2006, par. 93, requête pour permission d'appeler rejetée par la Cour suprême du Canada) (traduction de l'auteur).

Que peut-on retenir de ce qui précède? Premièrement, l'éthos multiculturaliste qui inspire à certains égards le droit canadien est loin d'ouvrir toute grande la porte aux dérives relativistes, notamment celles qui pourraient émaner de convictions religieuses. Adoptant au contraire une conception du multiculturalisme plus libérale que radicale, le droit canadien réaffirme la plupart du temps son adhésion aux valeurs fondamentales, dont l'égalité concrète entre femmes et hommes qu'il défend âprement. Dans cette optique, laisser entendre que le droit canadien laisse tout passer comme certains le font allègrement relève au mieux de la désinformation, au pire de la manipulation ou de la tromperie.

Cela dit, des erreurs sont-elles parfois commises? Bien sûr. Pensons à ce jugement très médiatisé de la Cour du Québec en 1994, auquel certains partisans du projet de Charte des valeurs québécoises ont fait écho depuis le début du débat sur ce projet, qui tenait la préservation de la virginité d'une jeune fille pour un facteur de mitigation de la peine de son agresseur sexuel puisque celui-ci, l'ayant sodomisée, lui avait en quelque sorte épargné l'opprobre de ses coreligionnaires compte tenu de l'importance de la virginité dans la « communauté musulmane ». Ce que l'on dit rarement, toutefois, c'est que ce jugement a été rapidement infirmé par la Cour d'appel du Québec (A.N., 1994)... Autrement dit, le droit canadien possède des mécanismes d'autocorrection qui, la plupart du temps, font leur travail en empêchant en aval les dérives relatives qu'il n'aurait pas su prévenir en amont.

Deuxièmement, et cela est très important, il faut se garder de confondre la formulation d'une revendication culturelle ou religieuse et son acceptation par le droit canadien : ce n'est pas parce qu'un individu formule une revendication que certains pourraient juger choquante, car contraire à des valeurs sociétales largement perçues comme fondamentales que notre droit va nécessairement l'accepter. Les exemples cités précédemment le montrent à l'envi. Aussi convient-il de se méfier de ceux qui, élevant l'amalgame au rang d'art majeur, cherchent sciemment à faire passer des revendications étrangères au droit ou inadmissibles de son point de vue pour des décisions émanant de celui-ci. Malheureusement, telle est pourtant la stratégie de plusieurs partisans de la Charte des valeurs québécoises, les ministres du gouvernement péquiste au premier rang. Il ne faut pourtant pas perdre de vue que plusieurs des pratiques choquantes, notamment en raison de leur caractère inégalitaire, qui enflamment ces temps-ci l'opinion publique ne seraient absolument pas visées par la Charte des valeurs québécoises qu'envisage le gouvernement du Québec. Ce qui ne signifie pas, toutefois, que le droit canadien ne dispose pas d'outils pour les combattre, même si ces outils ne se donnent pas nécessairement à voir dans une tonitruante Charte.

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Avril 2018

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