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Les limites du recours aux données objectives en économie

Deux lectures récentes ont diminué mon emballement pour l'approche de la prise de décision basée sur des données probantes, en me questionnant sur ses possibles biais idéologiques.
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Un thème récurrent dans les écrits en politique de santé est la recommandation de fonder les décisions sur des données probantes. L'Agence de la santé publique du Canada en donne une description :

La prise de décisions fondées sur des données probantes se réfère à une approche dans laquelle un ensemble d'informations est soumis à un large processus d'examen critique. Cela signifie que toutes les décisions doivent s'appuyer sur les meilleures preuves et les raisonnements les plus justes qui soient. Les données probantes, soutenues par un raisonnement solide et les principes qui sous-tendent les évaluations, répondent à la question « Pourquoi cette décision ? » (La première phrase traduit le texte anglais.)

Cette approche ne peut que soulever l'enthousiasme des économistes. La branche prescriptive ou normative de l'économique est très développée; elle s'intéresse à l'évaluation de la rentabilité globale de différents projets ou actions. L'approche favorise donc la demande pour le travail des économistes, ce qui devrait réjouir un « vieux » professeur d'économique.

Deux lectures récentes ont diminué mon emballement pour l'approche de la prise de décision basée sur des données probantes, en me questionnant sur ses possibles biais idéologiques. La première est le livre de William Easterly au titre évocateur, The Tyranny of Experts: Economists, Dictators and the Forgotten Rights of the Poor. La seconde réfère au discours de l'ancien maire de New York, Mike Bloomberg à la récente collation des grades à Harvard. Il illustre un biais des personnes instruites :

Dans la course présidentielle de 2012, selon les données de la Commission électorale fédérale, 96 pour cent de toutes les contributions de campagne de professeurs et employés de l'Ivy League sont allés à Barack Obama. 96 %. Il y avait plus de désaccord entre l'ancien Politburo soviétique qu'il n'y en a entre les donateurs de l'Ivy League.

Cette statistique devrait nous donner à réfléchir - et je le dis comme quelqu'un qui a approuvé le président Obama pour sa réélection -, car je vous le dis, aucun parti n'a le monopole de la vérité ou de Dieu à ses côtés. Lorsque 96 % des donateurs de l'Ivy League préfèrent un candidat à l'autre, vous devez vous demander si les élèves sont exposés à la diversité des points de vue qu'une grande université doit offrir.

Où sont les données probantes ?

Même si l'expression «données probantes» suscite un certain enthousiasme, il faut néanmoins se questionner sur son existence. À ce sujet, les détenteurs du prix Nobel des sciences économiques de 1974 et 2013 fournissent des arguments pour soulever de sérieux doutes vu leurs propositions contradictoires.

En 1974, Gunnar Myrdal et Friedrich Hayek reçurent le prix Nobel. Leurs écrits ne pouvaient être plus à l'opposé. Myrdal, comme les autres spécialistes du développement économique de son époque, proposait la centralisation et la planification, en d'autres termes une approche descendante (top-down) et une conception volontaire des institutions et des mécanismes. De son côté, Hayek prône la décentralisation avec une approche ascendante (bottom-up) et des solutions spontanées par un processus d'apprentissage par essais et erreurs. Voilà deux directions diamétralement opposées.

Deux des trois récipiendaires du prix Nobel de 2013, Eugene Fama et Robert Shiller sont en désaccord depuis plus de trente ans concernant The Great Divide over Market Efficiency. Sans vouloir apprécier le contenu de ce débat, on peut noter le caractère acrimonieux qu'il peut revêtir avec ce passage d'une longue entrevue d'un participant à la télévision suédoise quelques jours avant la remise du prix :

Je ne devrais pas essayer de psychanalyser Eugene Fama, mais je sais qu'il est convaincu ... d'une philosophie libertaire, enseignant à l'Université de Chicago, où Milton Friedman a vécu.

Cela doit affecter votre façon de penser d'une certaine manière qu'ils croient vraiment dans les marchés. Je pense qu'il a peut-être une dissonance cognitive. Sa recherche montre que les marchés ne sont pas efficients. Alors, que faites-vous si vous vivez à l'Université de Chicago? C'est comme étant un prêtre catholique, et avec la découverte que Dieu n'existe pas ou quelque chose d'autre, vous ne pouvez pas faire face à cela, vous avez à le rationaliser de toute façon.

Que montrent ces deux exemples sur le bien-fondé des données probantes ?

Biais idéologiques

Un universitaire serait malvenu à s'opposer à l'utilisation des connaissances dans la détermination des politiques. Il demeure toutefois pertinent de s'interroger si les experts, comme beaucoup de groupes dans la société, ne s'arrogent pas trop d'importance en surestimant leurs capacités.

L'expression «données probantes» laisse peu de place aux limites des connaissances. Pourtant, les résultats des recherches ressemblent étrangement au jeu de notre enfance des serpents et échelles. Les résultats récents sur les dangers d'une sous-consommation du sel et des résultats contradictoires sur l'utilité des mammographies dans le dépistage du cancer en sont une illustration.

Pour l'économiste, le concept de données probantes réfère principalement aux études de rentabilité permettant de connaître si les bénéfices globaux attendus d'une mesure sont supérieurs à leurs coûts attendus. Ce cadre, en apparence simple, renferme maintes difficultés, comme l'absence d'un certain consensus pour le taux d'actualisation à utiliser et les problèmes de valoriser les intangibles. Quel est le coût de la diminution de la liberté des citoyens qu'implique une contrainte réglementaire ? Ne serait-il pas pertinent d'entreprendre une analyse de rentabilité des études de rentabilité ?

Les limites dans l'implantation

Ce n'est pas par hasard que la recommandation de « fonder les décisions sur des données probantes » s'est retrouvée dans le secteur des soins de la santé. C'est un secteur en très grande partie nationalisé. Le consommateur est mis sous tutelle puisque, suivant l'expression anglaise, He who pays the piper calls the tune (qui paye a bien le droit de choisir). Ceci ne peut que favoriser la technocratie.

Dans leur approche d'ingénierie sociale, les experts perçoivent les politiques comme le sculpteur face à une pièce de bois : après avoir conçu un plan, il s'agit simplement de l'exécuter pour obtenir les résultats désirés.

Malheureusement pour les technocrates, la société ne se compare pas à un morceau de bois. Elle est surement moins homogène.

Ce billet a aussi été publié sur Libres Échanges, le blogue des économistes québécois.

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