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Un empoisonnement universel

Qui ne connaît un malade du cancer, un asthmatique, un obèse, un diabétique, un Alzheimer ? La chimie n'est pas responsable de tout, mais en liant son destin à celui de l'industrie et de la guerre, elle est devenue une grave menace pour tous les organismes vivants.
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Qui ne connaît un malade du cancer, un asthmatique, un obèse, un diabétique, un Alzheimer ? La chimie n'est pas responsable de tout, mais en liant son destin à celui de l'industrie et de la guerre, elle est devenue une grave menace pour tous les organismes vivants.

Comment est-on passé d'un monde sans chimie de synthèse à cette incroyable profusion de produits chimiques ? Comment les alchimistes de l'Antiquité et les artisans-chercheurs du 19e siècle se sont-ils transformés en transnationales plus puissantes que la plupart des États de la planète ? Et avec quelles conséquences ?

Au début étaient donc les alchimistes, qui rêvaient de l'impossible. Bolos d'Alexandrie, Zosime de Panopolis, Jâbir ibn Hayyân al-Báriqi al-Azdi voulaient changer la matière et lui imposer leurs vues humaines. A posteriori, on ne peut qu'admirer leurs efforts sans espoir, leurs chimères métaphysiques leur travail restait de toute façon confiné, tout comme celui des premiers chimistes « modernes », dans la lignée des Lavoisier, des Friedrich Wölher - la synthèse de l'urée en 1828 -, des William Henry Perkin - inventeur du fameux colorant appelé mauvéine, en 1856.

La curiosité peut sembler un vilain défaut, mais elle a accompagné l'aventure humaine depuis les origines, et continuera bien après nous. Ce n'est évidemment pas d'elle qu'il est question, mais du grand basculement. À la fin du 19e siècle, les modestes chimistes d'alors ont progressivement vendu leur âme à l'industrie de la chimie, née quelques décennies plus tôt. Et à l'État, via la guerre, qui aura été l'un des moteurs les plus puissants de l'expansion sans limites de l'industrie chimique. Le conflit de 1914-1918 en Europe sert ainsi de tremplin à des expérimentations purement criminelles. Appuyé par la fine fleur d'une industrie déjà puissante - notamment Bayer et BASF -, le grand chimiste Fritz Haber invente la guerre chimique par les gaz.

C'est un tournant historique. La chimie se met au garde-à-vous, et décide en conscience qu'elle peut aider à la tuerie de masse. Haber, véritable Janus, a comme son modèle deux faces. Côté pile, il invente la synthèse de l'ammoniac par l'azote, qui ouvre la voie aux engrais azotés et à l'augmentation des productions agricoles. Côté face, cet ultranationaliste allemand met au point une épouvantable attaque au chlore qui va conduire à l'assassinat de plusieurs milliers d'hommes en avril 1915. Or Haber échappe au destin des criminels de guerre. Caché quelques mois en Suisse à la fin de la guerre, il a la divine surprise de recevoir en 1919 le prix Nobel de chimie 1918. Pas pour ses crimes, tout de même pas, mais pour la synthèse de l'ammoniac, obtenue dès 1904.

L'impunité totale d'un Haber prépare la suite, qui n'est qu'une litanie d'horreurs. Plus tard, dans cette même Allemagne, des chimistes nazis qui ne seront jamais inquiétés permettront la naissance de monstres comme Buna-Auschwitz, ou inventeront de nouveaux poisons encore en usage, comme le tabun, le sarin, le soman. Les Anglais eux-mêmes, après-guerre, mettront au point le terrible VX, un gaz innervant utilisé sans état d'âme sur des cobayes humains soigneusement tenus dans l'ignorance.

Aucun procès n'aura lieu, jamais, ce qui explique en bonne partie le sentiment d'irresponsabilité qui habite aujourd'hui l'esprit de si nombreux chimistes au service de la mort.

Sans garde-fou, une industrie devenue folle ne pouvait qu'exploser.

Parallèlement au fulgurant développement de la consommation de masse, la chimie a lancé sur le marché, sans étude ni contrôle des millions, des dizaines de millions de substances contenues dans d'innombrables produits d'usage courant. Ainsi des plastiques, que l'on retrouve rigoureusement partout : tuyaux, sacs, électroménager, ameublement, agriculture, sports, jouets, automobiles, vêtements, et tant d'autres applications qu'aucune liste n'en viendrait à bout.

L'exemple des « perturbateurs endocriniens » est particulièrement éclairant. Cette notion essentielle n'existe que depuis 1991, grâce aux remarquables efforts de la biologiste américaine Theo Colborn. C'est elle qui a inventé l'expression après avoir constaté l'apparition de graves problèmes chez des animaux qu'elle observait autour des Grands Lacs. De quoi s'agit-il ? De molécules qui, à des doses de présence infinitésimales, déséquilibrent l'un des ressorts les plus essentiels de la santé : le système endocrinien. Imitant à la perfection des hormones naturelles, elles pénètrent les organismes et nuisent gravement à des fonctions comme le sommeil, la circulation sanguine, mas aussi la sexualité ou la reproduction. D'évidence, il s'agit d'une des menaces les plus graves qui pèsent sur la santé humaine. D'évidence, les autorités publiques ne font rien, constamment dominées ou manipulées par des intérêts industriels concrètement dénoncés dans le livre. De ce point de vue, le rôle proprement scandaleux des autorités européennes de contrôle empêche toute mobilisation des sociétés civiles.

Bien au-delà, hélas, le drame est devenu universel. Ne trouve-t-on pas des phtalates - un plastifiant « perturbateur endocrinien » - sur le dos de fourmis vivant en Amérique tropicale, en France, dans le bassin du Congo ? Or la toxicologie, qui étudie les poisons et toxiques, est en train de vivre une révolution conceptuelle complète. En deux mots, les spécialistes pensent avec Paracelse, depuis 400 ans donc, que « la dose fait le poison ». Plus on est empoisonné, plus on est malade. Mais voilà que des percées scientifiques majeures parlent des effets « non monotones » des molécules chimiques. Paradoxalement, une exposition plus faible peut, dans certaines circonstances, avoir un effet bien plus important. Serait-ce l'une des raisons de la dégradation accélérée de la santé publique ?

Le livre passe en revue la littérature scientifique la plus sérieuse, rigoureusement. Et le résultat est effarant, car de nombreuses maladies sont en train de flamber, comme autant d'épidémies. C'est le cas du cancer, de l'obésité, du diabète, de maladies neurologiques aussi graves qu'Alzheimer, des allergies, et même de l'autisme. Attention ! il n'est pas question de tout expliquer - de loin - par la contamination chimique. Mais des études de plus en plus nombreuses et convaincantes pointent des liens nets entre l'exposition à des molécules chimiques toxiques et toutes ces maladies.

Il serait d'ailleurs irrationnel de penser qu'un tel changement dans l'environnement quotidien pourrait rester sans conséquence. L'exemple de l'air intérieur - celui, par exemple, des logements - montre à quel point d'irresponsabilité les agences sanitaires sont arrivées. Car d'un côté, on sait de manière certaine que l'air des maisons est souvent plus pollué que l'air extérieur, officiellement classé cancérigène depuis 2013. Et de l'autre, paralysées par la peur d'un nouveau scandale de l'amiante - à une échelle plus grande encore -, les structures publiques restent aux abonnés absents.

Il n'est que temps d'inventer des contre-pouvoirs suffisamment fort pour reprendre le contrôle de la situation. Est-ce possible ? L'alternative est limpide : ou nous nous ressaisissons très vite, collectivement, ou nous laissons à une industrie devenue folle le droit d'empoisonner le monde au profit de quelques-uns, chaque jour davantage.

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