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Une bonne santé mentale pour satisfaire aux normes de la société?

Concurrence, performance, productivité, responsabilité, adaptabilité... sont devenues les conditions gagnantes du bien-être individuel et collectif.
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En cette Semaine nationale de la santé mentale, la population québécoise se voit à nouveau sensibilisée à l'importance de «cultiver» sa santé mentale. Le Mouvement Santé mentale Québec et d'autres organismes invitent ainsi à prendre soin de son hygiène mentale, et ce concrètement, notamment par «des astuces pour se recharger», tant individuellement, collectivement que socialement. Si la démarche est noble, elle effleure un enjeu fondamental, d'où prennent racine nombreuses recommandations et politiques ayant cours dans le monde occidental, soit la conception de la «santé mentale» elle-même; la définition de la santé mentale et ce qu'elle implique plus largement.

L'Organisation mondiale de la santé (OMS) définit ainsi la santé mentale: «Une personne en bonne santé mentale est une personne capable de s'adapter aux diverses situations de la vie, faites de frustrations et de joies, de moments difficiles à traverser ou de problèmes à résoudre. Une personne en bonne santé mentale est donc quelqu'un qui se sent suffisamment en confiance pour s'adapter à une situation à laquelle elle ne peut rien changer.» C'est à partir de cet énoncé que s'articulent aujourd'hui toutes les politiques gouvernementales en santé mentale, tant au niveau curatif que préventif. Pour plusieurs d'entre nous, cette définition de la santé mentale apparait totalement neutre, dénuée de toute intention normative ou subversive. Sauf que les mots ont un sens.

Se pourrait-il que cette vision du rapport intime entre l'individu et la société serve à légitimer un certain ordre du monde que, bon an, mal an, nous n'ayons d'autre choix que d'accepter?

Se pourrait-il que cette vision du rapport intime entre l'individu et la société serve à légitimer un certain ordre du monde que, bon an, mal an, nous n'ayons d'autre choix que d'accepter? La formule «s'adapter à une situation à laquelle elle [l'individu] ne peut rien changer» est en ce sens révélatrice. Comme s'il fallait accepter le sort qui en serait jeté, en pleine conscience et avec le sourire. Plus encore, comme si l'unique manière d'améliorer sa condition était de prendre soin de soi personnellement; veiller en somme à «recharger la machine» pour continuer notre activité dans l'engrenage du système. Se pourrait-il que, sous une apparence de neutralité universelle, se camoufle une norme sociale présentée comme universelle et sans appel? Le psychiatre français Mathieu Bellahsen soulève ainsi la question: «Que penser des personnes qui ne s'adaptent pas à une situation à laquelle elles ne peuvent rien changer, qui refusent de s'adapter, voire qui concourent à changer la situation? Dans cette définition normative, les révolutionnaires peuvent aisément être considérés comme porteurs de problèmes de santé mentale, disqualifiant par-là les luttes sociales au profit d'une vision du monde réactionnaire et aseptisée.»

Depuis plus d'un quart de siècle, le discours néolibéral s'est frayé un chemin dans toutes les sphères de la société, y compris dans le domaine des pratiques en santé mentale. Concurrence, performance, productivité, responsabilité, adaptabilité... sont devenues les conditions gagnantes du bien-être individuel et collectif. Il ne semble plus exister d'autres valeurs que celles-là. Les conséquences sont sournoises, car ces valeurs banalisent les rapports de pouvoir qui traversent et orientent la société. Quand il est question de santé mentale aujourd'hui, c'est moins la santé de la population qui est visée que la santé du modèle économique et social néolibéral. Que l'OMS et l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) demandent aux gouvernements de faire de la santé mentale une priorité n'est de la sorte pas plus étonnant qu'inquiétant. En effet, les coûts associés au stress au travail, à la dépression, à l'angoisse et aux difficultés d'adaptation aux changements constituent des «milliards» de motifs pour faire de la santé mentale une priorité.

Dans un tel contexte, peut-on s'interroger sur certaines des finalités du plan d'action en santé mentale 2015-2020 du gouvernement provincial? Des orientations aussi louables que la lutte à la stigmatisation, l'intégration et le soutien en emploi et aux études ou la construction d'une pleine citoyenneté sont-ils autre chose que «des processus de normalisation visant à transformer le rapport des individus, des groupes et de la société dans le sens d'une adaptation à une économie concurrentielle vécue comme naturelle?», pour citer à nouveau Mathieu Bellahsen. Cette réflexion est d'autant plus légitime que d'autres politiques gouvernementales (compressions budgétaires, réduction des services publics, réforme de l'aide sociale, etc.) concourent à fragiliser le filet social.

Le champ de la prévention se nourrit aussi du langage et des valeurs néolibérales ambiantes. Fragilité, facteurs de risques, saines et mauvaises habitudes de vie sont des termes qui renvoient à une conception souhaitée -sinon imaginaire- de la normalité et de la responsabilité. Se peut-il alors que prévoir, classer, gérer et normaliser les comportements individuels avec le contexte social dans une perspective d'adaptation servent à minimiser l'importance d'agir globalement sur les déterminants sociaux, contribuant ainsi à dépolitiser et à délégitimer les luttes collectives contre les inégalités et les injustices sociales? La société n'est alors plus considérée comme une collectivité de citoyens solidaires, mais plutôt comme un amalgame (une somme) d'individus en compétition les uns avec les autres dans la quête du bien-être. À l'instar de Mathieu Bellahsen, peut-on aller jusqu'à affirmer que derrière l'idée de bien-être individuel et de «bonne» santé mentale, «c'est le degré de consentement et de soumission des individus au modèle néolibéral qui est en réalité mesuré»?

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