Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

Derrière la «success story» des Algériens d'Amérique

Depuis les années soixante, les Algériens tentés par l'immigration n'ont pas tous choisi la France. Environ trente mille d'entre eux se sont installés aux États-Unis, dont 10 000 à New York.
This post was published on the now-closed HuffPost Contributor platform. Contributors control their own work and posted freely to our site. If you need to flag this entry as abusive, send us an email.

Depuis les années soixante, les Algériens tentés par l'immigration n'ont pas tous choisi la France. Environ trente mille d'entre eux se sont installés aux États-Unis, dont 10 000 à New York.

Mais l'enthousiasme de ces «Algériens-Américains» ne doit pas éclipser les zones d'ombres du modèle américain et les vertus de l'intégration «à la française».

Au milieu de l'hiver, j'ai quitté New York, pour rechercher, à Paris, des proches d'Halim, Fatiha et Hamid: je voulais confronter l'expérience de ces Algériens-Américains à celle de leurs cousins, frères ou amis, installés en France.

Par l'intermédiaire d'Ange, un camarade de lycée de Fatiha, j'ai d'abord rencontré Karima, une jeune expert-comptable d'origine algérienne, qui vivait alors avec ses parents dans le même immeuble que celui dans lequel Fatiha avait grandi, aux Tarterêts. En arrivant en RER, j'ai vite repéré l'ensemble de béton monochrome qui surplombe Corbeil-Essonnes. Le bus qui monte au quartier a tourné le dos aux maisons cossues du centre-ville pour atteindre une forêt de tours rectilignes, bordée par un marché oriental et une mosquée toute neuve.

Malgré la mauvaise réputation des lieux, on ne ressent aucune hostilité en marchant dans les allées enneigées. «Tu devrais voir le soir, en été, lorsque les jeunes traînent au pied des barres: c'est très différent», me dira ensuite Fatiha. Mais ce jour-là l'ambiance est simple et amicale. Djembi, un ami de Karima, éducateur, décrit les rénovations en cours qui taillent dans le béton et mettent en valeur les grands arbres qui rompent l'austérité des HLM. «Lorsque nous étions enfants, les gamins des autres quartiers nous appelaient les campagnards», se souvient-il.

2014-12-12-IMG_0349.JPG

Photo: David Dieudonné

Le soir, Karima et ses amis Olfa, Smahane, Ali et Nasreddine -dit "Noslo"- nous rejoignent à la maison de quartier. Ils rentrent d'une longue journée de travail, pour certains à Paris. Assis en cercle dans cette salle des fêtes rudimentaire, à l'arrière de laquelle des plus jeunes répètent un concours de hip-hop, nous nous présentons, à l'américaine: chacun dit quel est son métier. Et tous en ont un: employé d'assurance, banquier, fonctionnaire.

Alors, pourquoi rester ici? «Une famille extraordinaire», invoquent-ils en cœur. «Des bulles d'amour», ajoute Olfa, alors âgée de 30 ans, sans craindre de faire sourire. «Dans le quartier en lui-même, il n'y a pas les infrastructures que l'on voit sur Paris, mais il y a une espèce de sécurité, de paix intérieure. Parce qu'on (vit) avec des gens que l'on apprécie énormément et qui nous ont construit». Olfa n'ignore toutefois pas la réalité: «le quartier, il est pourri. Il n'y a pas de distributeur automatique de billets (...) Pas de boulangerie (...) Au centre commercial, tout est hallal donc le petit Français qui veut acheter son pain, il ne peut pas».

Plusieurs d'entre eux ont voyagé ou vécu à l'étranger. Comme d'autres étudiants de banlieue discriminés à l'embauche, Smahane, 25 ans, est allée tenter sa chance à Londres. Mais en dépit d'une offre d'emploi alléchante, elle est rentrée six mois plus tard: «C'est un cocon que l'on veut garder». Par une troublante ironie, sa voix est en partie couverte par le bruit d'une sirène de police.

Leur fidélité au quartier repose également sur le sentiment d'«une responsabilité par rapport aux autres, la génération d'après», explique, Ali, le frère de Smahane, 32 ans. Éducateur, investi dans un club de football amateur, il ajoute: «On est déjà en retard, on a beaucoup de difficultés par rapport aux moyens, là où on habite (...) Il faut essayer de (...) transmettre aux plus jeunes: donner le goût de la réussite, par rapport à l'école, au comportement».

Tous s'accordent à dire que la recrudescence de la violence s'explique par le manque d'exemple. La plupart de ceux qui ont réussi ont quitté les Tarterêts, abandonnant les plus jeunes aux trafiquants et aux tartufes qui utilisent à des fins malveillantes la popularité grandissante de l'islam, estime la petite bande d'amis, tous très pieux.

«Vive la France, conclut Noslo, j'en rigole, mais je le pense». Rescapés ou produits de la politique de la Ville, les cinq amis m'apparaissent comme des ferments de renouveau en banlieue. Mais en rencontrant plus tard Abdel, le frère de Sadk - un ami d'Halim rencontré à New York - je comprends qu'il est également possible de sortir du quartier. Sans le trahir.

Lorsque nous parlons au téléphone, je propose à Abdel de nous rencontrer à Poissy, capitale automobile de la banlieue ouest, qui aimanta plusieurs milliers de travailleurs nord-africains. Abdel vit encore officiellement là-bas, chez ses parents. Mais il insiste pour que nous nous voyions à Paris, où il travaille alors comme commercial dans une entreprise d'équipements pour le secteur du bâtiment.

Comme Noslo, aux Tarterêts, Abdel aime la France et ne la quitterait à aucun prix. S'installer aux États-Unis, comme son frère Sadk, ne l'a jamais attiré. Et les visites fréquentes qu'il lui a rendues à New York ne l'ont pas fait changer d'avis. «À Steinway (le quartier nord-africain de la ville, NDLR), vous pouvez tracer une frontière précise entre le côté grec et le côté arabe, décode-t-il. C'est un peu facile pour les Américains de prétendre qu'ils intègrent parfaitement les étrangers: en fait ils les mettent les uns à côté des autres, sans interaction».

Le processus d'intégration passe toutefois par un effort des immigrés eux-mêmes, estime-t-il. Chacun doit sortir de sa propre communauté, comme le lui ont appris ses parents. «Tu n'as pas à vivre comme eux. Mais tu dois l'accepter», avait jadis lancé à son père, son grand-père en lui rendant pour la première fois visite en France. Cette leçon fondamentale, transmise d'une génération à l'autre, a aidé Abdel et ses frères, dit-il, à laisser derrière eux le «ghetto», ses règles, et à réussir dans le monde.

Cela ne veut pas dire qu'Abdel et ses frères ont oublié d'où ils viennent. Ils se sont rendus en Algérie à l'automne précédent et les souvenirs qu'Abdel en a rapportés sont très prégnants. Son positionnement intermédiaire, à mi-chemin entre ses origines et la voie qu'il a entrepris de tracer, transparaît dans la façon dont il parle -d'une voix douce au ton articulé- et s'habille -chemise "preppy", gilet à larges côtes- comme un jeune cadre de la rive gauche. Au moment de nous séparer, je note le nom du café où il a choisi de me donner rendez-vous: le "trait d'union".

2014-12-12-IMG_0124.JPG

Photo: David Dieudonné

Lorsque je suis rentré à New York, quelques jours plus tard, Halim avait mis la clef sous la porte. Une partie du mobilier d'Harissa, son restaurant, encombrait encore la salle-à-manger de Fatiha qui l'avait aidé à déménager: sur un long tableau noir, le dernier menu était encore inscrit à la craie.

En lançant son affaire, deux ans et demi auparavant, Halim s'était rapidement aperçu qu'il serait très difficile de la faire tourner: «pas seulement en raison de la conjoncture économique, mais aussi de la concurrence» dans un quartier où les établissements dits «Méditerranéens» sont nombreux. Et puis Halim souhaitait que son café ne soit ni tout à fait américain, ni complètement maghrébin. Juste entre les deux. «Les prix étaient très bas», souligne Fatiha. Mais Halim souhaitait «servir sa communauté» en proposant un menu à moins de 10 dollars. En musulman observant, il avait également choisi de ne pas servir d'alcool, ce qui a dissuadé certains clients. Et rogné les marges.

Hamid Kherief, président de l'association new-yorkaise des Algériens-Américains, note les difficultés grandissantes que rencontrent les immigrés, pour la plupart issus de la loterie, un programme du Congrès qui attribue chaque année 55 000 visas au hasard. «Lorsqu'ils arrivent ici, ils pensent qu'ils vont trouver le même type de filet social qu'ils trouveraient en France ou au Canada, dit-il, mais ici, il n'y a rien».

Comme Halim, les nouveaux arrivants doivent se débrouiller seuls pour trouver un emploi et un appartement. «Si je dois faire un affidavit support, comme ils disent, à quelqu'un qui doit venir, c'est en promettant qu'il ne devienne pas une charge sociale (pour) le pays», explique Hamid. «C'est pour cela que la plupart se retrouvent chauffeurs de taxi», et n'occupent pas des emplois directement en rapport avec leur formation: ils ont rapidement besoin d'argent liquide pour nourrir leurs familles et régler les factures.

2014-12-12-SantOCDE.JPG

Source: Indicateurs de l'OCDE sur l'intégration des immigrés 2012

Selon l'étude de l'OCDE déjà citée, le pourcentage d'immigrés adultes dont les besoins médicaux ne sont pas satisfaits aux États-Unis (9,10) était presque un point plus élevé en 2009 que celui des Américains autochtones (8,42), mais près de trois points au-dessus de ceux des immigrés français (6,14). En outre, deux fois plus d'immigrés vivent dans des logements surpeuplés aux États-Unis (26,65% de la population totale) qu'en France (13,71%). Et «en terme de revenus, la France est plus égalitaire que les États-Unis, y compris pour les immigrés», souligne Jean-Christophe Dumont. Trente et un virgule un pour cent des immigrés vit en dessous du seuil de pauvreté aux États-Unis, contre 21,1% en France. «Le modèle républicain français, fondé sur l'école, la nationalité et le langage, ne suffit pas. Mais le modèle social français continue de fonctionner, y compris pour les immigrés», conclut-il.

2014-12-12-LogementOCDE.JPG

Source: Indicateurs de l'OCDE sur l'intégration des immigrés 2012

Selon Hamid, aujourd'hui, aux États-Unis, la tendance est davantage à une intégration segmentée qu'au légendaire melting pot. La nouvelle génération d'immigrés vit de plus en plus à l'écart de la société américaine et rentre plus régulièrement au pays, leur véritable terre d'appartenance. «Sur les deux mille Algériens qui arrivent chaque année (grâce à la loterie, NDLR), on commence à voir un petit noyau qui est en trains de se former à Steinway». Hamid dit que «ceux-là habitent New-York mais vivent en Algérie dans le sens où leur adresse c'est New York mais leur quotidien est un quotidien algérien». Hamid décrit leurs journées: conduire le taxi, aller au café italien en face de la mosquée, y retrouver des amis algériens, et rentrer chez soi. «Ils sont également beaucoup plus religieux», fait-il remarquer. «Et chaque année, les vacances, c'est l'Algérie», ce qui n'est pas son cas: Hamid habite Manhattan et profite de ses vacances pour parcourir le monde: l'Inde, le Mexique, le Canada.

Les difficultés d'intégration des nouveaux arrivants tiennent également à leur origine socio-économique. A la différence d'Hamid, tous ne sont pas allés à l'université et la plupart d'entre eux viennent de milieux ruraux, comme la première génération d'immigrés en France. L'origine socio-éducative des immigrés introduit d'ailleurs un biais dans la comparaison entre les deux modèles: l'immigration algérienne aux États-Unis concerne globalement des immigrés mieux dotés qui ont mécaniquement moins de difficulté à s'intégrer.

Le fait que les immigrés algériens aux États-Unis constituent une frange marginale au pays de l'Oncle Sam tandis que les seconds forment un groupe dominant, fausse également la comparaison, juge Patrick Weil, historien français de l'immigration, chercheur au CNRS et enseignant à l'université de Yale, aux Etats-Unis: être le groupe immigré majoritaire en France rend les Algériens plus visibles donc davantage discriminés, notamment d'un point de vue religieux.

Pour bien comparer l'expérience des immigrés dans les deux pays, il faudrait se demander: «qui sont les Algériens des États-Unis?», poursuit le professeur qui cite les Mexicains-Américains. Les plus pauvres d'entre eux vivent dans des quartiers semblables aux banlieues françaises, ils connaissent la même traversée périlleuse des frontières, au sud du Nevada comme en Méditerranée, et multiplient les emplois précaires peu rémunérés.

L'héritage historique, lié à la colonisation, est également un facteur aggravant en matière d'intégration, souligne le professeur Weil. Depuis la guerre d'Indépendance, l'immigré algérien est perçu en France comme l'ultimate Other, c'est-à-dire «l'Autre absolu», au même titre que les Noirs aux États-Unis, dit-il, faisant référence aux travaux de l'historien américain George M. Fredrickson.

Une comparaison parfaite des deux modèles d'intégration est malheureusement impossible puisqu'il faudrait mettre face aux Français d'origine algérienne une cohorte d'Américains alliant à la fois les caractéristiques des Mexicains-Américains et des Afro-Américains. Mais en superposant aux témoignages des Algériens-Américains, l'expérience de ces deux communautés -notamment en termes de discrimination économique et de rapport au système judiciaire- on comprend que le rêve (inclusif) américain a ses limites.

Mais fallait-il émigrer? Les Algériens restés au bled - comme ceux qui y sont revenus- le regrettent -ils? Comment évaluent-ils les expériences respectives de leurs proches partis en France ou aux États-Unis?

Rendez-vous la semaine prochaine pour lire leurs témoignages.

David Dieudonné, journaliste à l'AFP, publie sur LeHuffPost une série de billets sur les Algériens d'Amérique, dans le prolongement du lancement des Perspectives des migrations internationales 2014 de l'OCDE. Ce reportage, entamé à New York, à l'automne 2012, et poursuivi à Paris puis Alger, a bénéficié du soutien de la Columbia University Graduate School of Journalism et d'une bourse de la French American Foundation.

VOIR AUSSI SUR LE HUFFPOST

Avril 2018

Les billets de blogue les plus lus sur le HuffPost

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.