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«L’enfer» de Sylvie Drapeau, l’histoire de son petit frère schizophrène

«Ses pensées négatives prenaient le contrôle de sa vie. Il a été envahi...»
Angelo Barsetti

Après avoir publié les romans Le fleuve et Le ciel, dans lesquels elle évoquait son frère noyé et sa mère décédée, Sylvie Drapeau explore la vie d'un autre de ses morts, son petit frère Richard. Une petite boule de blondeur et de sensibilité qui s'est peu à peu transformée en être méconnaissable, envahi par la schizophrénie, torturé par la maladie, défiguré par ses pensées. Avec une délicatesse, une franchise et une empathie bouleversantes, la comédienne et écrivaine a écrit L'enfer (Leméac), une adresse à son cadet, à la partie claire de son esprit.

Pourquoi vous êtes-vous accordé le droit de parler de la maladie mentale de votre frère?

La prémisse de base de toute cette aventure littéraire était une adresse à mes morts, sans distinction pour les raisons de leur décès. J'ai traité de mon petit frère schizophrène avec la même vérité. On ne peut pas enjoliver une telle histoire. Il faut la prendre de façon frontale ou ne pas en parler. Ce n'est pas joli ni sympathique. Malgré tout, il y a une forme d'hommage dans ce que j'ai écrit.

De quelle façon vouliez-vous aborder le sujet dans un projet d'écriture?

Je ne réfléchis pas à ça. Je plonge et au fil du temps, une langue se met à pousser. J'y retourne au quotidien et je regarde ça évoluer. Ceci dit, je ne pouvais pas écrire son histoire de façon chronologique et ordonnée, parce que tout ça arrive de façon tellement folle. S'occuper d'un schizophrène, c'est entrer soi-même un peu dans la folie. Notre propre vie est un peu mise en jachère. Ça prend toute la place, et il ne reste plus d'espace pour nous, les aidants. On perd la notion d'ordre. On fait ce qu'on peut. Mes sœurs et moi, on ne sait plus quel événement est arrivé avant lequel. Comme si notre mémoire s'était mise en grève, parce que c'était trop dur.

La narratrice s'adresse à son frère décédé pour lui raconter l'indicible. Pourquoi ce besoin de dire?

C'est le propre de la littérature et des artistes d'exprimer le monde dans lequel ils vivent. En ce moment, au Théâtre Rideau Vert, je joue dans la pièce L'homme éléphant. C'était un artiste. Un jour, il s'est mis à construire une cathédrale. Il disait que c'était pour s'élever au-dessus de la misère. De tout temps, les gens ont raconté le monde et la souffrance. Les tableaux, même s'ils témoignent de vérités douloureuses, sont quand même beaux. Ils expriment ce qu'on est. En écrivant sur mon frère Richard, je faisais un acte d'amour et de reconnaissance.

Dans le roman, vous parlez du clan que vous formez avec vos sœurs comme d'une «meute». Pourquoi?

Chez les loups, il y a quelque chose de sauvage, un esprit de groupe découlant du fait qu'on a dû se débrouiller seules, parce que nos parents n'avaient pas ce qu'il fallait pour nous soutenir. Il y a aussi le côté aride de la meute. On ne s'est pas toujours aimé, parce que c'est quasi impossible entre frères et sœurs, mais ce qui reste de tout ça, c'est beaucoup d'amour.

Qu'est-ce qui vous donnait l'impression que Richard vivait une «invasion»?

Ses pensées négatives prenaient le contrôle de sa vie. Il a été envahi. Quand il regardait un bulletin de nouvelles, il était persuadé que Bernard Derome lui disait de se tuer. Ça lui a pris beaucoup de temps avant d'oser nous en parler. Il avait honte d'être habité comme ça. Pendant longtemps, l'amour de ma mère le gardait en vie, mais après son décès, je pense que ça s'est mis tranquillement à se détériorer chez lui. Il a fait des études en comptabilité qui ne lui plaisaient pas, pour impressionner notre père. Je pense que ça peut avoir été un déclencheur. Au lieu de suivre sa voie, il a choisi quelque chose qui n'était pas dans son ADN. C'est mauvais pour la santé de faire quelque chose qu'on déteste. Il ne s'est pas choisi. Il s'est tassé. C'était un peu perdu d'avance.

Dans le livre, on sent une volonté de comprendre avec du recul.

Oui, une volonté de le comprendre autrement. Quand on a vécu tout ça, on était en pleine bataille. On était émotivement à l'envers. Alors, l'exercice d'écriture, des années plus tard, à tête reposée, après sa mort, s'est fait dans une ambiance totalement différente. C'était quelque chose de réflexion, de plus profond. Quand j'écris, je suis dans un monde intérieur calme. Ça amène une distance, un regard sur ce qu'on a vécu. Comme si j'en faisais une œuvre d'art.

Comment ont réagi les membres de votre famille au fait d'être exposés dans le roman?

Mes sœurs ont toujours voulu que je leur lise ces romans. On s'est réunies récemment, on a bu du vin et je leur ai lu L'enfer. Elles ont pleuré, mais elles étaient contentes. Elles sont capables d'apprécier l'œuvre. Dans le cas de mon père, c'est différent. Il est décédé le 1er juillet 2017. Dix jours avant, j'avais envoyé mon manuscrit à mon éditrice. Elle m'avait répondu que c'était super, mais qu'il y avait un gros trou : le personnage du père était absent. Elle me suggérait de l'écrire. Je n'avais pas le goût de confronter mon père ni de faire un règlement de compte. Mais trois jours après sa mort, je me suis mise à écrire son personnage. Je ne pouvais pas témoigner de la schizophrénie de mon frère sans parler de la violence de mon père. Ça n'avait pas de sens.

Comment votre rapport à l'écriture évolue-t-il de projet en projet?

Je suis de moins en moins intimidée par l'acte d'écrire. Au début, à 48 ans, je me sentais comme un imposteur. Je me souviens d'avoir envoyer le manuscrit du Fleuve dans un état de quasi inconscience volontaire. Si j'avais trop réfléchi, j'aurais trouvé plein de raisons pour ne pas le faire. Je ne voulais pas me demander si j'avais le talent ou le droit d'écrire. Il y a toujours une petite voix, comme dans la tête d'un schizophrène, qui te rappelle que des centaines de milliers de livres sortent chaque année et que tu ne peux pas en ajouter un au lot. Mais aujourd'hui, à 56 ans, l'écriture est de plus en plus une amie.

Le roman L'enfer sera en librairies dès le 7 février 2018.

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