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Être itinérant à San Francisco quand on n'a que les livres

La bibliothèque, le point d'ancrage des itinérants de San Francisco
Wikimedia Commons

Tel un paquebot de verre et de béton, la bibliothèque de San Francisco, résiste indifférente au déluge de pluies qui s'abat sur la ville depuis plusieurs jours. A chaque brève éclaircie, les rayons d'un soleil aussi éphémère qu'éclatant passent sur les visages nombreux et inquiets des vagabonds qui, en bandes ou en solitaire, comme les mouettes annoncent au large l'apparition d'un navire, se font et se défont aux abords de la bibliothèque.

Leur démarche d'équilibristes, leur regard absent, leurs vêtements mouillés et qui sentent mauvais, leurs chariots volés dans les supermarchés ne font pas contraste avec le faste architectural et le gazon soigné qui les entourent. Les sans abris de San Francisco sont chez eux ici, dans le cœur géographique et politique de la ville, à Civic Center.

Vue panoramique de Civic Center à partir de la bibliothèque de San Francisco.

Voilà des décennies qu'ils font partie, au même titre que les touristes, du "paysage naturel" de ce quartier où l'immense mairie baroque de la ville fait face au Musée d'art asiatique et à la grande bibliothèque publique, sans que personne ne songe à les en déloger.

La bibliothèque est leur point d'ancrage, leur luxueuse arche de Noé, un joyau d'architecture moderne, une débauche de raffinement, six étages, immenses, ouverts, inondés de lumière. Comme les livres, la lumière y est partout présente. Elle se déverse du haut de la grande verrière qui couronne le hall d'entrée, arrive à flots par les fenêtres verticales et géantes qui donnent sur la place de Civic Center, s'infiltre par les hautes parois de verre qui ont remplacé les murs en dur. Comme les livres, la lumière ajoute à la convivialité inhérente aux lieux.

Bibliothèque de San Francisco, vue extérieure.

Cette splendeur moderne et high tech à la gloire des livres est l'endroit favori de centaines de sans abris qui peuvent y trouver le confort qui leur est dénié partout ailleurs. Propreté, calme, chaleur (ou fraîcheur lors des exceptionnels jours de canicule), livres et ordinateurs. Ainsi que, bien entendu, toilettes propres et amabilité de l'accueil.

Ici personne n'a le droit de leur interdire d'entrer et cela crée une atmosphère particulière, totalement unique dans la ville, où les personnes qui ont tout perdu, parfois y compris la raison, partagent avec le reste de l'humanité san franciscaine un espace public - et ses nombreux services - dans une égalité totale.

La superficie entière de la bibliothèque est recouverte d'une élégante moquette beige et bleu marine qui absorbe les bruits, mais il n'est pas rare lorsque l'on s'y trouve d'entendre soudain une voix qui s'élève et chante. Ou gronde. Il n'est pas rare d'y apercevoir des visages, dont les traits ont été écrasés par les épreuves de la vie, endormis sur une pile de livres. Beaucoup viennent juste se reposer de leur vie de nomade. Ils arrivent le matin plus tôt que l'horaire d'ouverture et attendent en grands groupes que les grilles se lèvent enfin. Comme un seul homme, ils se dirigent d'abord vers la salle d'eau au rez-de-chaussée, puis ils prennent l'ascenseur. Chacun direction son coin préféré: les grandes tables au centre des étages, ou ils peuvent utiliser les ordinateurs, avoir accès à internet, films, musique et jeux vidéos. Ou les alcôves thématiques qui se trouvent aux angles de chaque étage, plus en retrait et plus calmes, comme l'espace LGBT, l'espace dédié à la communauté afro-américaine, hispanique, chinoise ou philippine.

La librairie de San Francisco vue de l'intérieur.

Occasionnellement, l'on peut être interrompu dans sa lecture ou son travail par un homme aux origines latines, qui parcourt les étages une bible ouverte à la main, dont les traits du visage ont gardé un peu de douceur et les yeux un peu d'éclat de bonheur. Celui que procure la foi possiblement. De son identité, il ne voudra révéler que son prénom Joe et son âge 42 ans, mais il posera une multitude de fois la question de savoir si Dieu vous habite. Lui n'est bien entendu pas un vagabond ou sans domicile fixe, il est venu du Texas il y a plusieurs mois, et même s'il n'a pas où dormir à San Francisco, il a décidé d'y demeurer encore pour quelque temps. C'est qu'il est tombé amoureux de cette "merveilleuse bibliothèque et de tous ces beaux livres".

Quelquefois, c'est une brise malodorante qui peut vous arracher à la plus solide des concentrations, au passage d'une personne qui parcourt les allées à la recherche d'un coin tranquille où poser les grands sacs remplis à craquer de sa maison ambulante.

Il y en a qui tentent d'accomplir une tache à l'ordinateur et qui ont du mal. On les entend parler à leur clavier, fulminer, tapoter de plus en plus nerveusement. Parfois les "shit" et les "fuck" se mettent à fuser, mais c'est assez rare. En revanche, il n'est pas rare d'apercevoir des mères de famille qui arrivent après une longue journée de travail pour utiliser un ordinateur. Certaines viennent taper leurs CV en suivant les instructions méticuleuses mises à leur disposition, d'autres skypent très discrètement avec des parents. Souvent, elles ont pris le soin de porter des gants en latex avant d'oser toucher aux claviers d'ordinateurs.

Et, tel le murmure d'une fontaine patiente et intarissable, parvient en fond sonore la voix de l'une des bibliothécaires, douce et perpétuellement aimable, qui dispense réponses aux questions, avis, conseils. Difficile de le croire dans cette ville capitale mondiale des technologies modernes, souvent les usagers lui demandent de les aider à simplement envoyer un email. Elle le fait pas à pas, sans la moindre trace de paternalisme dans la voix, jamais débordée par le trop-plein de son savoir face à cet océan de dénuement.

Au sixième et dernier étage, se trouve parmi les bureaux du personnel, celui de Leah Esguerra, l'assistante sociale de la bibliothèque. La bibliothèque publique de San Francisco a été la première aux Etats-Unis, il y a cinq ans, à recruter une assistante sociale à temps plein. Détachée par le département de la santé de la ville, elle s'est entourée d'une équipe de personnes qui bénéficient d'un programme d'aide aux sans abris de la ville. Ces personnes ont été elles-mêmes dans un passé très récent des sans domicile fixe qui venaient a la bibliothèque pour se détendre, se laver, dormir un peu ou simplement se refugier de la ville. Leur mission est de seconder l'assistante sociale qui est également psychiatre. Ce travail est souvent le premier qu'ils réussissent à décrocher : ayant goûté au même vécu amer que les personnes à qui elles s'adressent, leur rôle est d'aider le personnel de la bibliothèque à dialoguer et à régler les situations de crise qui surviennent inévitablement à cause de la consommation de drogues, d'alcool ou du fait du déséquilibre mental de nombreux sans abris. En contrepartie, la bibliothèque les rémunère et surtout leur offre une référence appréciable sur un CV squelettique.

Mais à cause de pressions venues de l'extérieur, précisément du maire de la ville, d'autres rondes ont lieu aussi depuis plusieurs mois. Celles, répétées plusieurs fois dans la journée, de policiers et de gardes en uniforme.

La présence renforcée de la police dans la bibliothèque est devenue le signal visible que la zone de turbulences que traverse la ville depuis le boom immobilier de 2011 est parvenue aux rivages de ce qui était jusque-là un temple protégé, un hymne en béton et en ADN au savoir et a l'hospitalité.

Comme dans tous les grands centres urbains aux Etats-Unis, le retour des riches vers les villes chasse les classes urbaines les plus pauvres vers des périphéries de plus en plus lointaines. Cette tendance lourde qui s'accentue depuis les trois dernières décennies dans tout le pays a pris des proportions spectaculaires dans la Baie de San Francisco. La flambée des prix des loyers - qui défient y compris ceux légendaires de Manhattan- a été dopée par l'arrivée de plusieurs vagues de nouveaux résidents, jeunes et bien payés, employés des grandes compagnies tech de la Silicon Valley. De nombreuses manifestations - parfois des actions musclées - ont eu lieu pour protester contre l'exode des habitants les moins nantis de la ville.

C'est donc dans ce contexte de tensions que quelques journaux locaux ont décidé d'embraser un nouveau front de débat, celui du désordre et du chaos qu'amèneraient avec eux les vagabonds qui fréquentent en grand nombre la bibliothèque publique. L'atmosphère très spéciale de la bibliothèque, il faut le dire, n'a jamais vraiment été du goût de certains journaux de la ville, du moins d'une bonne partie de leurs éditorialistes, notablement ceux du San Francisco Chronicle. Il est d'ailleurs possible de remonter dans le temps et retrouver des articles écrits dans les années 1950-1960 sur le même ton hostile à la présence des plus démunis dans la bibliothèque.

Un sans abri à San Francisco.

Selon la chargée des relations publiques de la bibliothèque, Michelle Jeffers, l'impact des incidents évoqués avec insistance et effroi par la presse locale (une bagarre qui a dégénéré, un déséquilibré qui a uriné pendant des mois sur des livres qu'il replaçait ensuite sur les étagères) est à relativiser, étant donné que la bibliothèque reçoit près de 5 000 visites par jour.

Toujours est-il que les articles de la presse et les quolibets du SF Chronicle ont fait se déplacer le maire de la ville en personne, venu demander au personnel et à la direction de la bibliothèque de faire respecter de manière plus stricte le code de conduite interne de la bibliothèque.

"Le maire Ed Lee, ce sont tous les départements de la ville qu'il a lancés contre les sans abris", accuse la très charismatique Lisa Marie Alatorre, porte-parole de Coalition on Homelessness [Coalition des sans abris], une organisation parmi les plus influentes sur les questions de défense des sans abris et des couches les plus pauvres de manière générale.

Mohawk mauve, cheveux rasés sur les côtés, tresses rasta retenues en arrière, piercings constellant un visage rond, poupon sur lequel flotte en permanence une expression joviale qui contrebalance agréablement la singularité quelque peu rugueuse de la coiffure. Les bras recouverts de tatouages, Lisa Marie Alatorre est agile dans un corps corpulent et gracieux qu'elle prend soin d'habiller, dans le registre strictement marginal, avec beaucoup de soin.

Plutôt que de recevoir dans les bureaux de la Coalition, Alatorre qui enchaîne les rendez vous avec les bureaucrates et personnalités politiques influentes de la ville, préfère donner rendez-vous sur les marches de la mairie ou, en attendant d'être reçue, elle avale en hâte un sandwich froid.

Pour elle, il ne fait aucun doute que cette "guerre que mène la ville de San Francisco à ses sans abris est le résultat direct des pressions que font les nouveaux chefs d'entreprise de la ville, les touristes, les nouveaux résidents sur le maire qui, à son tour, donne des instructions pour rendre la vie infernale aux sans domicile fixe".

Un couple sans abri à San Francisco.

C'est ainsi que la police s'est mise a harceler les sans abris de manière plus pressante et plus outrancière. Les services de maintenance des parcs publics imposent des horaires de fermeture (dans certains parcs) moins tardifs pour compliquer la tache aux squatteurs nocturnes. Le département en charge de réguler les espaces de parkings de la ville mène la chasse à ceux qui vivent dans leur véhicule (roulotte, camion, camionnette ou autre) et dont un certain nombre ont l'habitude de stationner dans des quartiers à allure industrieuse dans la partie sud-est de la ville...

"La bibliothèque c'est la dernière frontière humaine pour les sans abris de cette ville", conclut Lisa Marie Alatorre.

Et pourtant, dans l'Amérique de Ronald Reagan qui avait coupé les fonds publics aux services sociaux, notamment ceux destinés aux sans abris, jetant ainsi à la rue, au désespoir et à la folie des centaines de milliers de pauvres, San Francisco avait fait figure de frontière humaine, offrant un visage différent de ville hospitalière et ouverte. Ville profondément marquée par les mouvements des droits civiques, hippie et anti-guerre des années 60 et 70, San Francisco a vu depuis très longtemps se développer et s'ancrer une culture de solidarité et de militantisme social impressionnante. Une histoire, une culture et une tradition que certains pensent à l'agonie, ensevelies sous les effets des booms technologiques qui soufflent sur la ville de manière épisodique.

La bibliothèque elle même est un pur produit de cette culture, conçue comme l'étendard de l'identité égalitariste, sociale et multiethnique de la ville. La construction de ce bâtiment, inaugurée en 1996, n'a pu être entamée qu'au terme d'une très longue campagne citoyenne qui s'est étirée sur plusieurs décennies et qui a culminé en un vote massif des résidents de la ville pour débloquer des fonds publics et en une gigantesque collecte de fonds qui a vu la participation de plus de 17 000 donateurs individuels.

"A San Francisco, il y a deux comportements extrêmes à l'égard des personnes qui n'ont pas de logement, le premier c'est de faire comme s'ils étaient inexistants, le second c'est de les concevoir exclusivement comme des victimes sans aucune volonté individuelle", résume-t-il. Pour cet homme dont les grands yeux semblent dévorés par une perpétuelle curiosité, il va sans dire que San Francisco fait partie des villes américaines qui ont le plus pris à corps la question des sans abris: il n'est qu'à jeter un coup d'œil sur le programme impressionnant de construction de logements subventionnés pour les revenus les plus bas, ou au budget que la ville consacre annuellement aux sans abris et qui est de l'ordre de 165 millions de dollars.

Et pourtant, pour parler de succès dans la résolution du problème des sans abris aux Etats-Unis, c'est avec un brin d'amertume et beaucoup d'admiration que cet enfant de la côte ouest libertaire, anti-guerre, égalitaire se tourne vers l'Utah comme l'exemple à suivre. L'Utah, l'un des Etats parmi les plus conservateurs aux Etats-Unis est celui qui a eu le courage politique, explique Sam Dodge, de se lancer dans une véritable révolution en offrant des logements à ceux qui n'ont pas les moyens de les payer. Sans contrepartie. Résultat: beaucoup parmi les sans-abris qui ont trouvé ainsi un important élément de stabilité (où dormir, où se laver, se nourrir) ont pu trouver un emploi. Ce que l'Utah a décidé de faire ce n'est pas de lancer de généreux programmes d'aides aux sans abris ou de leur offrir l'hospitalité dans une bibliothèque, aussi somptueuse soit-elle. Ce qu'il offre c'est tout simplement la possibilité de rayer la mention "sans abri" de l'identité des plus démunis d'entre ses citoyens.

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