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Charbonneau remonte la piste des syndicats

Charbonneau remonte la piste des syndicats

Les syndicats de la construction devraient sous peu être sur la sellette à la commission, après des premières semaines consacrées, en non-publication, à exposer des stratagèmes déployés par le crime organisé pour infiltrer l'économie légale.

Un texte de Bernard Leduc

L'infiltration de l'industrie la construction par le crime organisé est explorée en filigrane par la commission Charbonneau depuis ses débuts. Les remises d'argent d'entrepreneurs à des mafieux au café Consenza filmées par la GRC, quelques allégations et beaucoup de démentis ont occupé une partie somme toute minime de ses travaux entre mai 2012 et juin 2013.

Mais cet automne, le crime organisé, a promis la commission, sera au centre de ses travaux, et par ce fait même, les syndicats de la construction.

La commission Charbonneau s'invite ainsi sur le terrain occupé seul, longtemps, par l'équipe d'Enquête de Radio-Canada, ainsi que par La Presse.

Plusieurs des reportages d'Enquête, qui sont pour beaucoup dans la mise sur pied de l'UPAC, puis de la commission Charbonneau, ont mis en lumière des liens allégués entre motards criminels, mafieux et des dirigeants de la FTQ-Construction sur fond de trafic d'influence (toujours allégué).

Retour aux sources

Grâce à de nombreuses sources, Enquête a ainsi établi au fil des ans, notamment, que l'ex-directeur général de la FTQ-Construction Jocelyn Dupuis connaissait les Hells Angels Normand « Casper » Ouimet, Jacques Israël Émond et Ronnie Beaulieu, ainsi que les mafieux Johnny Bertolo, Raynald Desjardins et Domenico Arcuri, que la police lie aussi à la mafia italienne.

M. Dupuis a notamment été en affaires avec ces deux derniers, un temps, au sein de Carboneutre et a sinon présenté MM. Desjardins et Bertolo comme des amis.

Le nom de Jean Lavallée, président de la FTQ-Construction jusqu'en 2008, a pour sa part été associé, encore par Enquête, aux Hells Ronnie Beaulieu et Denis Vincent.

Le nom même du président de la FTQ et chef du conseil d'administration du Fonds de solidarité, Michel Arsenault, a aussi surgi au cours de ces enquêtes, mais aussi de celles de La Presse.

Devant les allégations de ces médias, il a dû reconnaître avoir rencontré par deux fois, à l'été 2008, Domenico Arcuri et deux ingénieurs de Carboneutre, à la demande de Jocelyn Dupuis. Carboneutre cherchait de l'aide du Fonds qu'elle n'a jamais reçue.

L'ex-dirigeant syndical Ken Pereira, dont les révélations sur les allocations de dépense de Jocelyn Dupuis à la FTQ ont entraîné la chute de ce dernier, a par ailleurs soutenu avoir assisté à une rencontre intrigante au bureau de M. Arsenault, le 19 août 2008.

Ce dernier aurait alors affirmé, devant MM. Pereira et Lavallée, qu'un « Italien » serait entré un mois plus tôt dans son bureau et aurait mis « 300 000 $ sur la table » pour tenter de faire passer un projet au Fonds de solidarité. Tant M. Arsenault que M. Lavallée ont dit que cette histoire était sans fondement.

Le président de la FTQ a nié avoir fait l'objet d'une tentative de corruption.

La diffusion éventuelle par la commission d'extraits d'écoutes électroniques faites lors de l'opération Diligence II sur les liens possibles entre certains leaders syndicaux et le crime organisé pourrait permettre de mettre au jour des éléments nouveaux.

M. Arsenault, qui a été sous écoute par la SQ en 2008-2009, souhaite cependant en faire interdire l'usage par la commission.

Crime et blanchiment

Les travaux de la commission, entamés le 3 septembre, ont pour l'instant porté avant tout sur l'infiltration de l'économie légale par le crime organisé, avec le témoignage d'entrepreneurs en construction comme Paul Sauvé et Steve Laliberté.

Peu de choses ont cependant filtré de leurs propos puisqu'une ordonnance de non-publication pèse sur leur témoignage en raison d'un procès en cours, fruit de l'enquête Diligence 1 sur l'infiltration présumée du domaine de la maçonnerie par le Hells Angel Normand « Casper » Ouimet.

La commission avait néanmoins pris soin de lancer sa phase des travaux sur l'infiltration de l'économie légale avec le témoignage du sergent-enquêteur Alain Belleau de la Sûreté du Québec.

Ce spécialiste des Hells Angels est venu expliquer à la commission le fonctionnement de cette organisation criminelle. Il a mis en lumière le fait que ce sont les vastes revenus illégitimes qu'elle tire de la drogue qui l'ont poussé à suivre l'exemple de la mafia en investissant l'économie légale, notamment en usant d'intimidation et de violence.

Lors d'une série d'entrevues accordées à la mi-septembre par le conseiller spécial aux enquêtes de la CCQ, Jean-Guy Gagnon a expliqué pourquoi « l'industrie de la construction est propice » au blanchiment d'argent.

« Il y a beaucoup de travail au noir, une mobilité de la main-d'uvre, et c'est facile d'ouvrir des compagnies », a souligné l'ancien numéro 2 du SPVM.

Le président de l'Association de la construction du Québec (ACQ) avait lui-même donné, en juillet, un aperçu du problème du travail au noir sur les chantiers dans une sortie surprenante.

Jean Pouliot avait alors soutenu qu'entre 2008 et 2012, seulement 2 % du travail dans le secteur industriel, commercial et institutionnel avait été officiellement effectué en heures supplémentaires.

Or, soulignait-il, ce pourcentage, minime, est incompatible avec le rythme d'avancement réel des travaux constaté sur les chantiers, particulièrement les soirs et les fins de semaine.

Il en concluait que les employeurs avaient recours au travail payé au noir pour faire avancer leurs chantiers et respecter leurs délais.

Le travail au noir lave plus blanc que blanc

Selon Michel Picard, expert en crimes économiques, « le grand pourcentage » de l'argent sale qui trouve son chemin jusque sur les chantiers provient du trafic de stupéfiants. Et s'il peut s'y retrouver, c'est parce que des besoins existent et qu'il y a des facilités pour le blanchir.

Des employeurs peuvent avoir différents besoins d'argent comptant, notamment pour payer leurs employés au noir, ce qui leur revient moins cher et permet à ces derniers de payer moins d'impôt. Il arrive d'ailleurs que ce soient les employés eux-mêmes qui exigent du comptant.

L'expert en crimes économiques souligne aussi qu'il arrive que les motards criminels intimident des entrepreneurs pour qu'ils blanchissent leur argent.

« On a vu des menaces envers des chefs d'entreprise pour vendre une partie ou la totalité de leur entreprise de sorte que le groupe mettait la main sur la compagnie et, donc, avait une activité légitime et y injectait de l'argent sale qu'il mélangeait à l'argent propre », a expliqué M. Picard.

Le tout est alors déclaré comme un revenu et l'impôt que l'entreprise paie alors sur l'argent sale, caché dans les coûts d'opération, le transforme en revenu légitime.

Convergence d'intérêts

Si le crime organisé est présent dans la construction, c'est qu'il préfère des domaines qui n'exigent pas des connaissances techniques trop élevées, comme les bureaux d'avocats, d'ingénieurs ou de comptables. Il y est aussi plus facile, soutient Michel Picard, d'y contrôler la main d'uvre, que ce soit par de simples pressions, sinon de l'intimidation, voire des menaces.

C'est notamment sur ce point que peuvent, en théorie, converger certains intérêts des Hells Angels et des syndicats.

Le syndicat, explique Michel Picard, veut avoir le plus d'employés possible qui adhèrent et payent leur cotisation, car c'est ainsi qu'il se finance et qu'il est plus fort pour négocier avec les patrons, alors que le motard, lui, cherche à avoir la mainmise sur un territoire pour faire ses affaires.

« Quand t'en as un qui est engagé, il est sur la liste d'employés, il a son salaire, puis il fait le travail de bras sur le terrain » explique Michel Picard. « Il fait des pressions, de l'intimidation, et il écarte la compétition qui est hors des cellules syndicales pour lesquelles il travaille. Puis en même temps il va s'assurer de rentabiliser un certain nombre de choses. Et s'il a de l'argent à blanchir, il va trouver une façon, à travers le réseau qu'il gère, de blanchir une certaine somme d'argent ».

Les clés du crime parfait

Mais comme le précise M. Picard, « pour l'instant, on ne sait pas grand-chose » sur l'existence ou non de ce type de pratique à la FTQ. En fait, de façon générale, on n'en sait pas tellement plus, hormis ce que nous a appris Enquête, sur les liens occultes présumés entre la FTQ et le crime organisé.

Il faut surtout se garder, insiste-t-il, de condamner toute une institution pour les actes présumés de certains.

« S'il y a une nébuleuse de gens plus ou moins intègres qui travaillent dans le milieu syndical, ça ne veut pas dire que la FTQ au complet est tout croche », explique Michel Picard, qui donne en exemple le fonctionnement de la collusion à la Ville de Montréal, révélée par la commission Charbonneau :

« T'as pas besoin d'avoir la moitié de ta hiérarchie qui est tout croche. Ça te prend quelques postes clés dans ton organigramme. Et si on fait le parallèle entre Montréal et la FTQ, t'as besoin d'un poste en haut, d'un poste pivot et de deux ou trois superviseurs [...] puis quand tu as un filon qui descend de haut en bas, tu as le contrôle ».

Et cela, précise-t-il, n'empêche pas une institution de poursuivre sa mission légitime : « dans l'ensemble de l'uvre, ça passe plus ou moins inaperçu ».

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