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Vivre l'austérité: les écoles à New York (REPORTAGE)

Dossier austérité: les écoles à New York
AP

Alors qu'en France les députés commencent l'examen de la loi de finance rectificative et alors que l'on ne sait toujours pas si il faut parler d'austérité, de rigueur ou d'"effort juste", ce reportage est le premier épisode d'une série des éditions internationales du Huffington Post sur les gens qui vivent au quotidien les mesures d'économie en temps de crise.

NEW YORK - Shania avait pourtant débuté sa troisième année avec enthousiasme. La jeune fille de huit ans était heureuse de retrouver ses camarades de l'école primaire "148", située dans l'arrondissement Queens, à New-York, car elle y avait grandement apprécié son année précédente. Son enseignante prenait le temps de lui expliquer personnellement des notions compliquées comme l'addition et la soustraction, et son apprentissage rapide lui avait valu le titre d'élève du mois.

Or depuis 2007, l'économie américaine en a pris pour son grade, et les dépenses publiques n'ont cessé de grimper. La ville de New York a dû contraindre les directeurs d'école à réduire leur budget de 13,7%. Cela équivaut à 490.000€ pour l'École primaire 148, avec pour résultat que huit personnes en ont été renvoyées depuis 2010, sans être remplacées.

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Une semaine à peine après la rentrée, Shania a dit : "Maman, je veux changer d'école. Il y a trop d'enfants dans ma classe. Quand j'essaie de parler, le prof ne m'écoute pas." Avec 32 élèves par classe, son enseignante Joan Barnett ne pouvait pas ralentir le rythme ni répéter les consignes plus de deux fois.

L'éducation, cible préférée des politiciens

La mère de Shania, Laynory Loaiza, a constaté avec grand regret la perte de motivation de sa fille. Celle-ci a commencé à trouver toutes sortes de prétextes, comme des maux de ventre, pour ne pas sortir du lit les jours de semaine. "Faire en sorte qu'elle se rende à l'école est devenu un combat. Pourtant, Shania n'avait pas l'habitude de défier mon autorité." Au retour de l'école, Shania n'arrivait plus à se concentrer sur ses devoirs. "C'était la première fois que je la voyais éprouver de telles difficultés", se rappelle Laynory Loaiza. "Ça a commencé avec les maths, et puis tout le reste est devenu difficile."

Lors de ses deux premières années d'école primaire, Shania recevait des "A" et "B" (qui correspondent à des 1/20 ou des 20/20 en France, ndlr). Mais sa troisième année s'est terminée avec des "C" et "D". Il s'en est fallu de peu pour qu'elle n'échoue complètement et ne soit contrainte de la redoubler.

Pour le grand public, les réductions d'effectifs au sein d'un département de police ou de pompiers ont des répercussions évidentes. Mais en milieu scolaire, comment témoigner de la désorganisation des salles de classe? Le réseau d'éducation américain est donc devenu la cible préférée des politiciens cherchant à restreindre les dépenses publiques.

Effets dévastateurs

Selon le Center on Budget and Policy Priorities, 34 États ont amputé leur budget dédié à l'éducation primaire et secondaire depuis 2008. D'après un rapport du Southern Regional Educational Board publié au mois de mars, il faudrait réinjecter plus de 8 milliards d'euros dans le réseau pour faire en sorte que les classes retrouvent une taille acceptable.

Pour Shania et ses proches, l'impact des coupures budgétaires est évident et risque d'avoir des répercussions à long terme. L'école primaire est une étape cruciale de l'existence, durant laquelle on doit inculquer à l'enfant des notions de base - telle que la lecture et l'arithmétique élémentaire - qui seront utiles durant tout le reste de son parcours. Des études ont démontré que les élèves de troisième année qui ne réussissent pas encore à lire couramment sont beaucoup plus susceptibles de décrocher à l'adolescence. Aux États-Unis, la troisième année correspond aussi aux premiers examens standardisés. Apprendre à les réussir est la clé du succès au secondaire et à l'université.

Même les partisans d'un accroissement de la taille des classes admettent que cette mesure peut avoir des effets dévastateurs au cours des premières années de scolarisation. Le Southern Regional Educational Board recommande d'ailleurs aux États éprouvant des difficultés budgétaires de n'augmenter la taille des classes qu'aux niveaux supérieurs. Par ailleurs, les résultats d'examens démontrent qu'il existe un écart de réussite de plus en plus important entre les écoles des quartiers riches et celles des quartiers pauvres. Si la tendance se maintient, toute une génération risque d'être sacrifiée.

60% d'élèves en plus

Les données les plus récentes du Département de l'éducation indiquent que la taille moyenne des classes, en 2008, s'élevait à 20 élèves au primaire et 23,4 élèves au secondaire. Il est difficile d'évaluer le nombre exact d'enseignants qui ont été renvoyés depuis ce temps, car la divulgation des statistiques se fait attendre. Or la situation que vit Joan Barnett à l'École 148 est semblable à celle de milliers d'autres enseignantes partout au pays.

Il y a deux ans, Joan Barnett avait 20 élèves sous sa supervision. L'an dernier, elle en avait 21. Cette année, la taille de sa classe est passée à 32 élèves, ce qui constitue une augmentation de 60%. "L'an prochain, il se peut que je doive m'occuper de 34 enfants. Et dire que nous avons manqué de pupitres cette année", se désole-t-elle.

À l'automne 2011, l'United Federation of Teachers (le syndicat des enseignants de la ville de New York) a publié des statistiques au sujet de ses 900 écoles. Il en ressort que l'augmentation de la taille des classes a touché 61 pour cent des écoles primaires et 59 pour cent des écoles secondaires. Si l'on ajoute la pénurie de livres et de matériel didactique, 91 pour cent des enfants de la ville souffrent maintenant des mesures d'austérité d'une manière ou d'une autre.

Un Congrès extrêmement polarisé

Et que dire des autres villes du pays ? À McAllen, au Texas, des enseignants ont admis avoir jusqu'à 50 élèves sous leur supervision. L'éducatrice d'une maternelle de Las Vegas doit s'occuper de 41 enfants. Selon l'Association nationale pour l'éducation, le nombre de postes d'enseignants demeure stable depuis 2005, malgré que 300 000 élèves supplémentaires aient intégré le réseau.

L'impact des mesures d'austérité aurait été encore plus dévastateur n'eut été d'une subvention spéciale accordée par Barack Obama dans le cadre du Plan de relance économique de 2009. Cette mesure d'exception a permis de préserver 250 000 emplois dans le réseau d'éducation. Malheureusement, le Plan de relance a pris fin cette année, ce qui oblige les commissions scolaires à faire des choix douloureux pour boucler leur budget.

En septembre 2011, le président Obama a tenté de remédier au problème par l'entremise du American Jobs Act, qui prévoit le maintien en poste des enseignants. Malheureusement, ce projet de loi a été bloqué par un Congrès extrêmement polarisé et peu enclin aux compromis. S'il n'est pas adopté, 280 000 enseignants risquent de perdre leur emploi au cours des quatre prochaines années.

Exercice de haute voltige

Le candidat républicain à la présidence Mitt Romney a vertement critiqué Barack Obama et son plan d'aide économique aux États en difficulté. "Il veut créer un autre plan de relance et engager plus de fonctionnaires", a-t-il affirmé le mois dernier lors d'une conférence de presse. "Il prétend que nous avons besoin de plus de pompiers, de policiers et d'enseignants. Au contraire, il est temps de réduire la taille du gouvernement et d'aider le peuple américain."

Joan Barnett prétend que la taille accrue des classes l'empêche de faire son travail efficacement, et qu'il lui est difficile d'adapter ses cours à un aussi grand nombre de besoins spécifiques. Avec 32 enfants, le travail en équipe devient un exercice de haute voltige. "Auparavant, je formais des équipes de quatre ou cinq enfants. Maintenant, j'essaie de les faire travailler par groupes de huit ou dix." Les parents de Shania ont demandé à la direction de la transférer dans une classe plus petite, sans succès."On nous a répondu que les autres classes étaient toutes aussi grandes", affirme Laynory Loaiza. La direction de l'École primaire 148 a refusé de nous recevoir pour une entrevue.

Pour Shania, compléter sa troisième année dans une classe aussi nombreuse était un défi de taille. La loi fédérale No Child Left Behind ("aucun enfant laissé de côté") a imposé une série d'examens standardisés auxquels les élèves doivent se soumettre à partir de huit ans. Leur échec se traduit par la reprise de l'année scolaire. De toutes manières, le maire de New York Michael Bloomberg a interdit aux écoles de la ville de promouvoir les élèves en fonction de leur âge seulement.

"Je ne veux plus qu'elle revive ce qu'elle a vécu"

Pour compliquer davantage la situation, Shania a souffert de problèmes familiaux. Laynory Loaiza et son conjoint se sont séparés il y a un peu plus d'un an, et ont eu tendance à utiliser leur fille pour faire tourner leurs disputes à leur avantage respectif. Laynory Loiza avoue que sa séparation a nui à la concentration de Shania. Dans ces conditions, seule une enseignante attentive aurait pu s'assurer qu'elle progresse au même rythme que les autres. Joan Barnett le confirme : "Dans mes groupes, il y a toujours des enfants qui ont besoin d'une plus grande attention au plan émotionnel ou académique. Après tout, mes élèves n'ont que huit ans."

L'enseignante admet que Shania avait besoin de plus de ressources qu'elle ne pouvait lui en donner. "Elle souffrait d'un déficit d'attention. Après avoir donné une directive au groupe, j'aurais dû passer systématiquement quelques minutes avec elle et tout lui réexpliquer. Elle ne pigeait rien aux mathématiques, mais à qui la faute ? J'aurais dû m'occuper d'elle en tête-à-tête, mais je n'en avais pas le temps."

À l'approche de l'examen d'État, Shania a fait 60 heures de rattrapage en compagnie de deux éducateurs spécialisés fournis par l'école et d'un tuteur privé engagé par sa famille au tarif de 80 euros l'heure. Cet ultime effort lui a valu la note de passage de justesse. Rien de cela n'aurait été nécessaire si la taille des classes était plus raisonnable.

L'automne prochain, Shania ne reviendra pas à l'École primaire 148. Cet établissement était pratique, car elle pouvait se rendre chez la parenté qui vit à proximité en fin d'après-midi. Or, l'année qui vient de se terminer a été si traumatisante que Shania repartira à neuf dans une autre école de Queens. "Je suis inquiète de ce qui peut lui arriver après l'école, car je travaille de soir", affirme sa mère. "Mais je m'en fous car je ne veux plus qu'elle revive ce qu'elle a vécu."

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