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Mon examen de conscience avec Djemila Benhabib

Madame Benhabib. C'en est assez ! Je ne vous permets plus de parler en mon nom: moi, la femme, moi, l'Algérienne, moi, la Québécoise et moi, la Canadienne.
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Madame Djemila Benhabib,

Vous ne me connaissez pas. Pourtant nous nous sommes probablement croisées à Oran ou à plus fortes raisons à l'université d'Oran. Je ne vous connais pas personnellement, mais j'ai eu le privilège d'avoir votre mère comme professeure au département de mathématiques de l'université d'Oran. C'était d'ailleurs l'une de mes meilleures professeures.

Beaucoup de points nous unissent, mais beaucoup d'autres nous séparent. Les horreurs que nous avons vécues lors de la décennie noire en Algérie entre autres nous lient à jamais. Les blessures profondes qu'on nous a infligées, les souvenirs lourds dont on nous a accablées, ont teinté notre vie de façons totalement opposées. Nous partageons la même douleur, mais nous la vivons, la manifestons et la soignons différemment. Une nouvelle patrie nous accueille aujourd'hui. Elle nous offre la paix dans son sens le plus large. Elle nous offre la liberté avec ce qui l'accompagne comme responsabilités. Que lui offrons-nous en retour ? Une réflexion s'impose.

Vous vous demandez peut-être pourquoi je m'adresse à vous maintenant. La réponse est simple. L'heure est à l'examen de conscience. Et je ne compte pas me désister à ce devoir. Vous et moi connaissons bien la valeur de la paix. Nous savons bien à quoi pourrait ressembler la vie si l'on venait à la perdre. Personne ne peut prétendre définir ce que c'est de vivre dans la terreur sans l'avoir vécue, si celle-ci ne l'a pas habité et déchiré son être. La terreur n'est indéfinissable que par son expérience. En cela, je ne vous apprends rien.

Je suis restée après votre départ. J'ai vécu toute la décennie noire en Algérie. Je vous laisse imaginer à quel point ce fut infernal et interminable. Certes, les blessures se sont refermées, elles sont cependant loin d'être guéries. Guériront-elles un jour ? J'aime bien le croire. J'ai d'ailleurs cru un jour qu'en vous lisant, vous à qui on a infligé les mêmes blessures, je pourrais panser les miennes, apaiser la douleur que j'avais tu, tourner la page que je n'osais regarder et aspirer au pardon et à la paix. J'ai cru que j'allais pouvoir me reconnaître dans vos écrits. Pourquoi pas ? Je suis algérienne, comme vous. J'ai fréquenté l'école algérienne, comme vous. J'ai vécu l'enfer, comme vous. À ma grande stupéfaction, je n'ai pas pu reconnaître l'Algérie où je suis née et où j'ai vécu plus de trente ans, « mon Algérie » comme vous aimez bien le répéter. Je n'ai pas reconnu ce peuple courageux et résistant. Je ne me suis pas reconnue. Je n'ai pas pu aller au bout de mes lectures, car j'ai très vite compris que vous étiez restée prisonnière de votre traumatisme, et que vous ne pouviez plus regarder le monde et vos semblables qu'à travers le prisme d'une âme souffrante incapable de trouver la paix.

Madame Djemila Benhabib, l'heure est à l'examen de conscience. On ne cesse de le répéter depuis le 29 janvier 2017. Il nous a fallu six âmes innocentes pour nous secouer. Il nous a fallu affronter l'horreur dans sa manifestation la plus cruelle et la plus absolue pour nous rendre compte du mal que nous nous faisons les uns les autres depuis des années. Nombreux sont ceux qui ont été pointés du doigt. Ceux qui n'ont pas mesuré l'ampleur des dégâts que leurs discours provoquaient et la profondeur des déchirures que leurs mots infligeaient à une société paisible. On n'avait pas besoin de les nommer, parce qu'ils sont connus de tous. Soit, des acteurs non négligeables sont passés sous silence, ceux à qui le Québec et le Canada ont ouvert les bras, leur ont offert une patrie et surtout leur ont offert la paix. Ceux-là sont arrivés avec les bagages pleins de souffrance et de peine, mais aussi plein de haine et de désir de vengeance.

Ce qui s'est passé en Algérie dans les années 90 doit nous servir de leçon, mais il doit rester là-bas, ancré dans son contexte bien spécifique.

Aujourd'hui, j'ai le devoir de faire mon propre examen de conscience et je refuse de me taire encore plus sur les abus de mes compatriotes qui profitent de tribunes malintentionnées pour régler de vieux comptes tout en servant des agendas malsains. J'aurais dû dénoncer les amalgames que vous répandez, les mensonges que vous imaginez et ne cessez de répéter sur l'Algérie et les Algériens pour diaboliser et stigmatiser les musulmanes et les musulmans d'ici et d'ailleurs. Je compatis à toute la douleur et la souffrance que vous avez pu vivre. Je les comprends plus que personne d'autre, mais cela ne vous donne pas le droit d'importer les problèmes d'ailleurs teintés de votre propre vécu. Faisons face à nos démons nous-mêmes. Ni les Québécois ni les Canadiens n'ont à payer les frais de notre passé gangréné. Ce qui s'est passé en Algérie dans les années 90 doit nous servir de leçon, mais il doit rester là-bas, ancré dans son contexte bien spécifique. Rien ne nous donne le droit de soigner nos blessures en manipulant ceux qui nous ont accueillis. La décennie noire en Algérie est gravée à tout jamais dans nos mémoires. Votre peur de faire face à nouveau à une telle horreur, est légitime, mais vous n'avez aucunement le droit d'en faire un outil pour vous venger, en diabolisant et en stigmatisant celles et ceux qui vous rappellent malgré eux les terreurs du passé. Il y a des choses à dire sur les pratiques de certains musulmans, j'en conviens. Comme tout le monde, les musulmanes et les musulmans doivent faire leur propre examen de conscience.

Madame Benhabib. C'en est assez ! Militez autant que vous le voudrez, mais ayez le courage et l'honnêteté de respecter les droits des autres, tous les autres. Je ne vous permets plus de parler en mon nom: moi, la femme, moi, l'Algérienne, moi, la Québécoise et moi, la Canadienne. Je ne vous permets plus de parler de moi, moi, l'Algérienne, moi, la Québécoise, moi, la Canadienne et moi, la musulmane. Il y a de la brume dans vos lunettes et il est plus que temps de les mettre de côté. Les choses peuvent être bien différentes, et le vivre-ensemble, bien meilleur. Mais, en aurez-vous le courage ?

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