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L'EIIL: qu'est-ce que l'histoire afghane a à nous dire? (2)

L'Afghanistan reste un cas d'école malheureux que tous devraient étudier attentivement au regard de la situation irakienne actuelle.
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Il y a quelques semaines, je soulignais la ressemblance frappante entre la situation sur la frontière irako-syrienne et celle vécue en Afghanistan il n'y a pas si longtemps. Je tente aujourd'hui de poursuivre cette comparaison en rappelant toutefois, comme je l'ai déjà fait, que celle-ci sert d'abord et simplement à apprendre de l'histoire et de nos erreurs commises antérieurement et que je ne défends ici ni des raccourcis intellectuels ni académiques en restant pleinement conscient que ces deux contextes sont terriblement différents, mais qu'ils peuvent néanmoins subir l'épreuve des rapprochements factuels.

Je ne reviendrai pas sur les aspects précédemment abordés, soit la négligence face à la présence de combattants étrangers, la nécessité de mettre de côté la diplomatie de l'ombre et les jeux d'intérêts cachés et la croissance alarmante de réfugiés dans la région. J'avançais aussi la viabilité d'une intervention militaire contre l'État islamique (EI) en soulignant la grande nécessité de se souvenir de nos erreurs passées.

Je considère ces points encore très pertinents, d'autant plus que cette intervention militaire est déjà commencée, que les réfugiés augmentent à vue d'œil et que la barbarie djihadiste s'institutionnalise et se diffuse.

Face à la situation particulière qui s'étend maintenant sur deux pays, on peut tenter d'appliquer un cadre de lecture qui s'intéresse aux facteurs qui ont permis aux talibans et aux combattants étrangers en Afghanistan, dont la redoutable brigade 055, à s'établir sur presque l'ensemble du pays et à tenir tête à l'Alliance du Nord du commandant afghan Ahmad Shah Massoud.

D'abord, les talibans ont reçu un support assez significatif du gouvernement pakistanais. Il suffit de consulter les ouvrages très complets d'Ahmed Rashid ou celui de Carlotta Gall pour en être assuré. Ce support, couplé à une protection confortable par les groupes et tribus des zones tribales pakistanaises (FATA) - autant pour les talibans que pour les étrangers avec eux - a permis à ceux-ci de bénéficier d'un safe haven essentiel pour leur survie dans les années qui allaient suivre l'intervention de 2001. Avec la région du nord de la Syrie, conquise en majorité par l'EI qui ne subit presque plus les combats du régime, le groupe dispose lui aussi d'un safe haven qui pourra servir comme base arrière dans les affrontements à venir; lieu d'entrainement, de ressourcement et de ravitaillement. Même si plus obscure et flou, l'appui du régime syrien au groupe djihadiste semble probable, la mesure de ce support est toutefois difficile à quantifier, mais chose est certaine, un affrontement en zone irakienne entre l'EI et les Américains profiterait grandement à al-Assad et son régime. Il est donc à envisager sérieusement la libération par le dictateur de combattants djihadistes et l'ouverture de réseaux auparavant bien tangible lors de l'insurrection irakienne post-2003. Même si ce safe haven géographique et social (dans une certaine mesure il faut le rappeler) est différent de celui dont les talibans bénéficiaient, et que l'appui du gouvernement de ce territoire l'est tout autant, des similitudes sont perceptibles et les stratèges occidentaux devront en tenir compte.

Source: The Wall Street Journal

Un autre rapprochement possible est celui avec l'intervention américaine en Afghanistan à la fin 2001 et durant les mois qui suivirent. Même si de beaucoup plus faible intensité, les bombardements en Irak sont eux aussi effectués en support aux groupes locaux qui tentent de repousser l'EI. Comme l'Alliance du Nord en 2001-2002, appuyée par des «conseillers militaires» américains - c'est-à-dire des Bérets verts - , les Peshmergas et les différents groupes kurdes sont fournis en armes et en supervision tactique par des militaires américains.

Comme en Afghanistan, les djihadistes de l'EI balaient les minorités tout en se ressourçant dans un mécontentement d'une frange importante de la société. Plus de 5000 Hazaras furent massacrés à Mazar-e-Sharif en Afghanistan, tout comme les Yazidis et les chrétiens dans le Nord irakien (dans une moindre ampleur bien sûr). Ces talibans s'appuyèrent sur la majorité pachtoune du pays et sa fatigue face à des factions en conflit et des seigneurs de guerre sans scrupule pour s'ériger et installer un régime de peur en confisquant les armes, en voilant les femmes et en mettant sur pied l'Hisbah, cette institution religieuse responsable de la promotion de la vertu (police du vice et des mœurs) tout en déployant une barbarie féroce, dont la pendaison en pleine rue de l'ancien présent Najibullah, réfugié dans les bureaux des Nations-Unies en est un exemple. Utilisant le ressentiment des sunnites face au faible gouvernement central de Maliki, basé sur une politique confessionnelle, l'EI a aussi réussi à s'installer facilement dans les régions touchées par ce «printemps irakien», dont celle d'al-Anbar, ironiquement le berceau du soulèvement contre al-Qaida en Irak en septembre 2006.

Comme en Afghanistan, cet appui ne représente pas nécessairement un ancrage très profond dans la société, l'EI n'exerce que le rôle d'un gouvernement qui était absent ou injuste. Ce point est ultimement le plus important si l'on envisage une intervention qui délogerait entièrement l'EI de l'Irak, puisque les Américains l'ont négligé en pénétrant dans les montagnes afghanes et ont perdu rapidement l'appui local dont ils auraient dû bénéficier.

S'ajoutant à cette négligence, une cause de l'échec partiel dans la lutte contre les talibans fut principalement, et assez ironiquement dois-je souligner, le fait que les Américains avaient les yeux tournés vers l'Irak alors même qu'ils étaient dans les moments critiques qui allaient poser les bases pour les années à venir en Afghanistan. À la fin 2002 et durant les quelques années qui suivirent, l'effort fut redirigé vers l'Irak et les États-Unis se contentèrent de payer quelques seigneurs de guerre et milices locales pour acheter la paix, notamment dans le sud du pays où le bastion des talibans se trouve.

«La stratégie non avouée des Américains consista à laisser à Kaboul un Karzaï inefficace, protégé par les forces étrangères, tout en s'en remettant aux seigneurs de guerre pour faire respecter la Pax Americana dans le pays et aux SOF [Special Operation Forces] pour traquer Al-Qaïda. C'était une stratégie minimaliste dirigée par le renseignement militaire. Elle ne prenait pas en compte le nation-building la création d'institutions publiques ni la restauration d'une infrastructure nationale qui avait été anéantie. Avec ce genre de tactique, les États-Unis laissaient en place l'héritage des talibans, à ceci près que le gouvernement avait changé.» Ahmed Rashid, Le Retour Des Talibans, p.54.

Avec une armée inefficace, sinon désunie, un gouvernement faible, une complexité confessionnelle et un mécontentement rependu, commettre cette bavure à nouveau ne sera que plus facile, puisque la nouvelle doctrine de guerre «zéro mort» poussera les États intervenant à étouffer les flammes du feu sans en éteindre les braises. Le retour des talibans en 2006 et 2007 a démontré la faiblesse de ce manque de volonté qui consiste à quitter la place aussitôt le ménage accompli, et l'Afghanistan en paye toujours le prix aujourd'hui. Il est à souligner qu'une situation similaire s'est produite en Irak après l'invasion américaine et la chute de Saddam...

Je défends qu'avec un suivi après coup, une vision du futur qui repose sur une reconfiguration non confessionnelle des institutions, un entrainement efficace de l'armée et la gestion étanche des frontières, le tout sur fond d'unité nationale, l'Irak saura se relever de cette crise profonde.

Je soutiens toujours qu'une intervention reste plus qu'envisageable, quoique déjà débutée, et je réitère, de vive voix, que l'Histoire doit peser fort sur les tableaux des tacticiens occidentaux. L'Afghanistan - avec ses complexités bien à lui - reste un cas d'école malheureux que tous devraient étudier attentivement au regard de la situation irakienne actuelle.

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