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Êtes-vous Jean Béliveau ou Maurice Richard?

L'un «rebelle», l'autre «diplomate». L'un «homme du peuple», l'autre «gentilhomme». L'un «Québécois», l'autre «Canadien». Il faut évidemment nuancer la rivalité entre les deux grands hommes et, pour cela comme dans bien d'autres choses, retourner aux sources de l'histoire...
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Quand en 1952, la brasserie Molson entreprend de se doter, parmi les joueurs étoiles du club de hockey Canadien, d'un porte-parole francophone pour représenter ses produits, elle choisit non pas le populaire Maurice Richard, idole d'un peuple mais aussi turbulent et insoumis, à l'origine de l'émeute de 1955; on choisit plutôt Jean Béliveau, un homme calme et posé, la force tranquille du Canada français.

Cet épisode s'ajoute alors à une série d'autres, laissant l'impression tenace que les deux grands joueurs représentent deux facettes de notre peuple : l'un « rebelle », l'autre « diplomate », l'un « homme du peuple », l'autre « gentilhomme ». On a même vu à travers eux l'opposition entre l'un « Québécois » et l'autre le « Canadien ». Outre le fait que les deux hommes portaient au départ tous deux le numéro neuf, il faut évidemment nuancer la rivalité entre les deux grands hommes et, pour cela comme dans bien d'autres choses, retourner aux sources de l'histoire...

Le rôle de Zotique Lespérance

À propos de cette affaire du choix à faire entre Maurice Richard et Jean Béliveau au titre d'ambassadeur du club de hockey et des produits Molson, il faut mentionner le rôle clé joué à cette époque par un célèbre journaliste sportif, responsable de la stratégie de mise en marché du club tout le long de la période la plus glorieuse de l'histoire du Canadien. Né à Montréal en 1910, Zotique Lespérance est au début des années 1950, chroniqueur sportif dans les journaux et surtout animateur radiophonique, la voix du Canadien de Montréal à la station CKAC de Montréal. Intronisé au Temple de la renommée du hockey. Lespérance entre au service de la brasserie Molson en 1945 et devient directeur des ventes en 1951, puis directeur des relations publiques en 1955.

Lespérance avait d'abord rencontré le déjà légendaire Maurice Richard avec pour objectif d'en faire un agent des relations publiques en tirant profit de son extraordinaire popularité. Cependant, peu de temps après la rencontre, Richard essayait d'étrangler un arbitre et participait à une sanglante bagarre lors d'une partie amicale à Québec. Après la rencontre, Richard avait déclaré à la presse que « Les gens de Québec sont des sauvages.» Le Rocket risquant de ne pas refléter l'image de marque souhaitée par l'entreprise, sa candidature fut écartée. Hartland délègue alors Lespérance à Québec, afin qu'il y rencontre le jeune et talentueux joueur de centre des As de Québec, Jean Béliveau.

À cette époque, Béliveau ne faisait même pas partie de la ligue nationale, mais excellait au sein des As de Québec de la ligue senior de hockey du Québec, qui faisait salle comble au Colisée. L'équipe tirait son nom de celui de son propriétaire, la papetière Anglo-Canadian and Paper. On les nomma donc d'abord les Aces, acronyme de Anglo-Canadian Employees Association, puis, par décence envers une équipe et un public strictement francophones, les As de Québec.

Âgé de 23 ans, mesurant plus de six pieds et doté d'une grâce et d'une habileté naturelles exceptionnelles, le grand joueur de centre était aussi un homme charmant et posé; exactement le type d'homme que Hartland de Montarville Molson cherchait pour mettre en valeur ses produits : « Il conciliait parfaitement la parole et l'action, la force et l'agilité, le rythme et l'harmonie [...] la bière et le hockey. » En 1953, Le Canadien de Montréal achète carrément la ligue où Béliveau œuvre, marquant désormais l'intention du club de davantage dépister et recruter des talents issus des régions du Québec. Dans l'immédiat, cela signifiait que tous les joueurs de cette ligue, y compris Béliveau, devenaient de facto propriété du grand club.

Bien payé à Québec, Béliveau rechigne cependant à quitter la Capitale. Le gérant général du Canadien, Frank Selke, sentit que les Molson pouvaient lui être très utiles. Zotique Lespérance rencontre donc Selke à l'été de 1953. L'accord est à l'effet que si Molson parvient à amener Béliveau à Montréal, le club s'engage en échange à céder à la brasserie les droits exclusifs de télévision pour des matches présentés au Forum.

Lespérance retourne donc à Québec, au moment où prenait justement fin le contrat de Béliveau avec la ligue de hockey senior, mais cette fois avec une offre formelle. Il lui propose, ni plus ni moins, de devenir un employé à temps plein de la brasserie, au service des ventes; qu'il joue ou non avec le CH, il demeurerait au service de l'entreprise, généralement très fidèle à ses employés. « Une sécurité d'emploi, un salaire de base de 10 000 $, plus les bénéfices, un fonds de pension, et de la couverture médicale et dentaire de la brasserie. » En 1953, 10 000 $ est un bon salaire, même pour un joueur de hockey et particulièrement pour une recrue. Quatre jours plus tard, Béliveau est à Montréal dans le bureau de Hartland Molson et scelle l'entente par une poignée de main. Le même jour, Zotique Lespérance obtient ses droits de télévision et six semaines plus tard, Béliveau signait avec le Canadien un contrat de 5 ans d'une valeur totale de 105 000 $.

Les deux chapeaux de Jean Béliveau

Le 1er octobre 1953, le Béliveau commençait à travailler pour les Molson comme agent des relations publiques sous la direction de Lespérance. Comme il l'écrira plus tard : « J'étais un employé à plein temps de Molson qui avait une permission spéciale pour jouer au hockey avec le Canadien de Montréal. » Il devait par la suite connaître le succès qu'on sait : capitaine de l'équipe dix saisons consécutives , 507 buts, deux fois trophée Hart, le trophée Art Ross, le trophée Connie Smythe et dix Coupes Stanley. Il fait son entrée au temple de la renommée un an à peine après avoir pris sa retraite. Durant ses 18 saisons avec le Canadien, Béliveau fera les beaux jours de l'équipe et de la brasserie. Cette dualité est encore consolidée en 1957 quand Hartland et Thomas acquièrent le club. De l'aveu de Béliveau, plus que le salaire, ce fut l'opportunité de profiter d'une deuxième carrière après son départ du hockey qui l'intéressa surtout; un privilège assez rare pour les hockeyeurs à cette époque, qui possédaient certes un bon salaire pour l'époque, mais loin, comme aujourd'hui, de leur permettre par exemple de vivre de leurs rentes à compter de l'âge de 35 ans environ. « Quand le Canadien jouait à domicile, après la séance d'entrainement le matin je sautais dans la douche, enfilait un complet et allait travailler au bureau. » L'été, il travaillait surtout à Québec où sa renommée était demeurait forte, dans la division « Molson Lévis Limitée », et où il finit par s'acheter une maison.

En mai 1964, l'entreprise annonce plusieurs nominations à la division Québec de Molson : Charles Dumais à la direction, Paul Falardeau, vice-président exécutif et Jean Béliveau, vice-président. La même semaine, Béliveau remportait pour la deuxième fois le trophée Hart, remis au joueur le plus utile à son équipe. On se demande bien laquelle des deux!

La relation entre Molson et Béliveau est remarquable, littéralement fusionnelle. Au point où la vente du Canadien par Molson en décembre de 1971 marquait également, coïncidence ou non, l'annonce de la retraite du grand numéro 4. L'intention du joueur de centre était alors de poursuivre son travail à la brasserie. David Molson et Sam Pollock savaient cependant que Béliveau était beaucoup plus utile à titre de véhicule publicitaire. Ils le convainquirent donc de devenir porte-parole du Canadien et de poursuivre en somme le travail qu'il assumait depuis dix saisons à titre de capitaine du CH auprès des journalistes et dans la chambre des joueurs. Les arrangements furent donc pris afin de transférer son fonds de pension et déménager de la brasserie, rue Notre-Dame, au deuxième étage du vieux Forum, comme vice-président aux affaires corporatives du Canadien. Athlète remarquable et homme d'affaires avisé, Béliveau a toujours agit en citoyen hors pair, possédant sa propre fondation de charité au bénéfice des enfants. En 1994, il décline l'offre de Jean Chrétien de devenir gouverneur général du Canada.

Le hockey et la nation québécoise

De son côté, Maurice Richard avait accueilli avec joie l'arrivée de la vedette des As de Québec, mais les circonstances entourant sa mise sous contrat le rendaient moins heureux. Non seulement on avait déroulé le tapis rouge à l'automne de 1953 pour recevoir une recrue, mais en plus on lui offrait un bien meilleur contrat que le sien, assorti d'un emploi à vie chez Molson comme représentant. Le Rocket aurait alors fait une crise dans la chambre des joueurs et exprimé sa façon de penser à Zotique Lespérance. Pourquoi ne pas lui avoir d'abord offert cette situation à lui, avec le Tricolore depuis une douzaine d'années; l'un des trois ou quatre meilleurs joueurs de l'histoire du hockey ? On aura beau par la suite offrir à Richard un prestigieux poste honorifique dans l'organisation du Canadien, la rancœur du Rocket durera jusqu'au début des années 1980.

Le Rocket n'avait pas tort de regimber à propos du contrat de 100 000 $ accordé au « gros Bill ». Lorsque Ted Lindsay et Doug Harvey fondent la première association des joueurs en 1957, le salaire moyen dans la LNH n'est en effet que de 8000 $ par saison. Plusieurs professionnels du hockey doivent alors se dénicher un travail d'été, commis-voyageur par exemple, pour arrondir leur maigre salaire. Un joueur blessé est un homme à la rue et le régime de retraite est pour ainsi dire inexistant. C'est l'ère de la suprématie des propriétaires. Or, pour la première fois cette année-là, les propriétaires des équipes canadiennes reçoivent 331 000 $ pour les droits de télédiffusion des parties, une fortune. Les joueurs exigent désormais leur part, que les propriétaires dévoilent toutes leurs sources de revenus et cessent de crier famine à chaque renégociation de contrat.

Plus généralement, le hockey au Québec est aussi une institution profondément bilingue, un des seuls milieux où on reconnaît même la préséance de l'anglais. Peu importe si le capitaine de l'équipe ne peut pas s'exprimer en français « l'important est d'avoir une équipe gagnante » ; lors de la dernière campagne électorale québécoise, Sam Hamad n'hésite pas à mettre en opposition le sport et les aspirations nationales : « Ce qu'on veut c'est une équipe de hockey, pas un pays ! »

Tout compte fait l'esprit du hockey québécois n'est pas particulièrement compatible avec l'expression moderne du nationalisme. Presque tous les joueurs du Canadien ayant pris position lors des référendums sur la souveraineté de 1980 et de 1995 ont exprimé une opinion fermement fédéraliste. Maurice Duplessis et René Levesque ne préféraient-ils pas le baseball ? N'est-ce pas le gouvernement du parti québécois de Jacques Parizeau qui a laissé partir les Nordiques en 1995 ? Il nous reste à étudier sérieusement le lien entre le départ des Nordiques pour le Colorado et les piètres résultats du OUI au référendum dans la région de Québec cet automne-là. On opposera donc en vain Maurice Richard et Jean Béliveau sur la question du nationalisme. Tout compte fait, le hockey dans son ensemble demeure une icône pancanadienne forte. À quelques remarquables exceptions près, il n'y a guère de trace dans l'histoire de la « Sainte Flanelle » de moment où elle ait pu paraître tricotée dans « L'Étoffe du Pays ».

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Jean Béliveau en images

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