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Égypte: la 3e phase des révolutions arabes

Ce qui se passe aujourd'hui en Égypte est complètement inouï pour tous ceux qui comme moi connaissent ce pays ou y ont vécu depuis des dizaines d'années. On a toujours eu tendance à considérer que par delà ses différences sociales, ou confessionnelles entre coptes et musulmans, l'Égypte avait une unité, une "personnalité" propre. Or ce qui s'est passé au fur et à mesure de la présidence Morsi, a révélé un clivage insondable entre deux Égypte.
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Gilles Kepel a publié Passion arabe aux éditions Gallimard, ouvrage dans lequel il consacre une large part à la situation égyptienne depuis les premières révoltes de la place Tahrir.

Ce qui est en train de se passer aujourd'hui en Égypte est la 3e phase des «révolutions arabes».

À la fin décembre 2010, l'immolation par le feu de M. Bouazizi à Sidi Bouzid en Tunisie a d'abord permis de renverser les régimes autoritaires en Tunisie, Égypte et en Libye. Cela a ensuite débouché sur une deuxième phase en Tunisie et en Égypte, avec les premières élections libres gagnées par les Frères musulmans et leurs affiliés, qui étaient la force organisée la plus cohérente et qui bénéficiaient de l'aura du martyre, à cause de leur répression par les dictatures déchues.

Aujourd'hui après un an et plus au pouvoir, il y a eu une réaction contre les Frères musulmans, causée à la fois par leur incompétence au gouvernement et aussi par les projets que leurs prêtaient leurs adversaires: noyauter les États pour ne plus les lâcher, un processus comparable à celui des Nazis en Allemagne en 1933, des communistes en Tchécoslovaquie ne 1948. C'est la troisième phase.

Le «clash des civilisations» chiites-sunnites

Mais il faut se rappeler qu'il y a eu trois autres révolutions arabes qui ont suivi des voies différentes. Et cela du fait de l'extrême proximité des pays ou elles se déroulaient, avec ce qui constitue l'enjeu international le plus important du monde arabe: la capacité à exporter quotidiennement un quart des hydrocarbures que consomme la planète.

  • Le Bahrein, où la révolution a été avortée un mois après son déclenchement le 14 mars 2011 par l'intervention des forces du conseil de coopération du Golfe, mené par l'Arabie Saoudite - au prétexte que la population du Bahrein étant à majorité chiite, une révolution victorieuse transformerait ce pays en marche pied de l'Iran.
  • Au Yémen, voisin méridional de l'Arabie saoudite, peuplée de 25 millions d'habitants dans un état de pauvreté absolue et qui représente un risque de sécurité majeur pour les producteurs de pétrole. La révolution yéménite a en fait été étouffée par les pétrodollars et le jeu de la division entre tribus.
  • Enfin, la révolution syrienne s'est traduite en guerre civile. Elle oppose par delà la société civile face à la dictature d'El Assad, la majorité sunnite de la population face à une coalition de minorités (alaouites, chrétiens, druzes, kurdes, etc, ainsi que certains sunnites) autour d'une ligne de faille qui traverse le Moyen-Orient et dont la Syrie est devenue l'épicentre.

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C'est le «clash des civilisations» chiites-sunnites qui oppose d'une part un «croissant chiite» dirigé de Téhéran et qui s'appuie sur l'Irak de Maliki, la Syrie d'Assad, le Hezbollah et les populations chiites de la rive arabe du Golfe. De l'autre côté, un front sunnite dont les principaux leaders étaient l'Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie et l'Égypte. Or, aujourd'hui, avec l'explosion de l'Égypte, plus grand pays sunnite du Moyen-Orient avec plus de 90 millions d'habitants, le bloc sunnite se trouve lui-même profondément clivé. Avec le gouvernement intérimaire égyptien, qui a pris le pouvoir après les manifestations de masse du 30 juin en destituant le président élu des frères musulmans Morsi le 3 juillet, avec son homme fort le général Sisi, il y a l'Arabie saoudite dont le roi lui-même, fait extrêmement rare, a prononcé une déclaration publique en soutien à l'armée égyptienne «en lutte contre le terrorisme».

Il y a également les Émirats arabes unis, le Koweït, la Jordanie. Dans l'autre camp avec les frères musulmans, on trouve le premier ministre turc Erdogan très en pointe dans la défense de ses camarades islamistes du Caire, ainsi que le Qatar, qui fut du temps de l'ancien Émir, le principal sponsor des frères en Syrie, en Tunisie, en Libye et ailleurs, et offrit au mouvement sa principale plate-forme médiatique en mettant la chaîne Al Jazeera au service de sa conquête du pouvoir. Le soutien du Qatar resté réel pour des raisons structurelles, est toutefois aujourd'hui moins explicite depuis l'accession au pouvoir du nouvel émir Tamim. La position de son père qui sponsorisait à la fois les Frères musulmans et le PSG, les associations musulmanes en banlieue française et les islamistes syriens les plus radicaux, avait rendu la situation du Qatar intenable à l'échelle internationale, pour un petit pays certes richissime, mais qui ne compte que 200 000 ressortissants et qui ne peut pas se permettre de multiplier les antagonismes.

Deux Égypte

Ce qui se passe aujourd'hui en Égypte est complètement inouï pour tous ceux qui comme moi connaissent ce pays ou y ont vécu depuis des dizaines d'années. On a toujours eu tendance à considérer que par delà ses différences sociales, ou confessionnelles entre coptes et musulmans, l'Égypte avait une unité, une «personnalité» propre. Une cohésion et une homogénéité du peuple qui rendrait impossible un scénario «levantin» à la syrienne, qu'on a vu aussi au Liban et en Irak, plongés dans des guerres civiles à base confessionnelle ou ethnique dès les années 1970. On était convaincu que l'unité de l'Égypte prévalait. Or ce qui s'est passé au fur et à mesure de la présidence Morsi, a révélé un clivage insondable entre deux Égyptes. Celle qui soutenait les Frères musulmans, et celle qui lui était hostile.

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Les manifestations au Caire

Ce phénomène n'avait pas encore vu le jour auparavant. En effet, Morsi lui-même avait pu obtenir la majorité des suffrages d'une courte majorité à la présidentielle de juin 2012. Grâce à son électorat habituel, auquel s'étaient ajoutées les voix de bon nombre de démocrates ou de révolutionnaires pas du tout islamistes, mais qui préféraient la barbe de Morsi à l'uniforme militaire après 16 mois d'une transition entre le départ de Moubarak et l'élection de Morsi, où le conseil suprême des forces armées (SCAF) avait géré avec une grande brutalité la répression de l'opposition laïque ou des Coptes qui manifestaient, car la télévision ne rendait pas compte des églises brulées par les salafistes. Ainsi on a pu voir en Égypte le slogan «L'armée et le peuple sont une seule main», entonné au lendemain de la chute de Moubarak, se transformer en «À bas le pouvoir de la soldatesque» en 2012. Morsi n'a pas voulu tenir compte de cette dimension composite de son électorat et a donné le sentiment à ceux qui l'avaient élu par haine des militaires que la confrérie dont il n'était que l'un des rouages - la «roue de secours» comme on le surnommait en Égypte lors de la campagne électorale - voulait noyauter l'État et s'en emparer pour toujours. Ce faisant, Morsi et les frères ont dressé contre eux, et ont cristallisé contre eux le mécontentement d'une moitié de l'Égypte dont on ne peut pas savoir à ce jour si elle est majoritaire ou non, mais qui a en tout cas, en descendant dans la rue le 30 juin, montré que le pays était désormais coupé en deux.

Or, face à la destitution de Morsi, les Frères musulmans qui existent depuis 1928, qui ont passé une grande partie de leur existence dans la clandestinité, et qui ont construit une contre-société disposant de relais au plus profond du tissu social égyptien - parfois avec la bienveillance de régimes comme celui de Sadate qui s'appuyait sur eux pour combattre la gauche - ont également une capacité de blocage majeure. Aujourd'hui les deux moitiés antagonistes de l'Égypte sont capables de se bloquer l'une l'autre et il est à craindre qu'aucune ne soit à même d'imposer sa volonté dans un contexte de polarisation où l'armée n'a pas hésité à faire l'usage de ses armes pendant une semaine où probablement un millier de personnes ont été tuées. Il y a tout à penser que les groupes armés qui se sont développés dans la marge des frères vont réapparaître et cela porte en germe les ferments d'une guerre civile. Il faut aussi se rappeler que l'Égypte moderne, celle de Nasser, s'est construite en 1954 par l'écrasement des Frères musulmans dont les principaux dirigeants ont été envoyés à l'échafaud, les autres au bagne, et ceux qui l'ont pu ont pris le chemin de l'exil. C'est du reste dans les prisons nassériennes que l'idéologue le plus extrême, Sayyid Qotb, exécuté en 1966, a écrit le «Que faire?» de l'islamisme radical, «Signes de Piste».

Vers une guerre civile?

Jean Marcou a raison de souligner que l'Égypte n'est pas la Syrie. Toutefois je suis très frappé en entendant ce qui se dit, s'écrit, en arabe de part et d'autre en Égypte aujourd'hui. Il y a une violence des propos que je n'avais jusqu'alors entendu depuis le début des révolutions arabes qu'en Syrie. À la différence de la Syrie, où le combustible confessionnel et ethnique nourrit la guerre civile, l'affrontement en Égypte est davantage une sorte de Kulturkampf, avec les islamistes d'un côté et ceux qui leur sont hostiles de l'autre. Et en cela l'Égypte est le point paroxystique d'un conflit existentiel sur l'avenir des sociétés arabes et la place du religieux en son sein, que l'on retrouve aussi aujourd'hui en Libye, en Tunisie et en Turquie.

C'est du reste ce qui explique la virulence du premier ministre turc Erdogan, lui-même issu de la filiation des Frères Musulmans, et qui, outre le secours qu'il porte à ses frères égyptiens, réagit aussi face aux défis qu'il a rencontrés dans son propre pays lorsque les démocrates et les laïcs turcs qui avaient voté pour l'AKP par haine d'une armée kémaliste considérée comme fascisante ont aujourd'hui la hantise qu'Erdogan ne devienne un dictateur islamiste, comme l'ont démontré les grandes manifestations survenues en juin sur la place Taksim. En Tunisie, où le parti Ennahda est le partenaire d'une coalition avec des non-islamistes et où les antagonismes sont moins tranchés qu'en Égypte, les assassinats successifs de personnalités laïques comme l'avocat Chokri BeaAïd et le 25 juillet le député de gauche de Sidi Bouzid, lieu de naissance des révolutions arabes, Mohamed Brahmi, par des salafistes radicaux (dont le principal suspect est un Franco-Tunisien né et élevé dans le 19e arrondissement de Paris) indiquent aussi que ce clash culturel fait partie de ce troisième moment des Révolutions arabes. Cela interroge en profondeur leur devenir.

La décision du recours à la force pour déloger les partisans de Morsi qui occupaient deux places du Caire a été prise après l'échec des médiations internationales, initiatives principalement des États-Unis. Autant qu'on le sache, le général Sisi, ministre de la Défense, chef d'état-major et homme fort du gouvernement intérimaire, et bien que son armée bénéficie annuellement de 1,3 milliard de dollars d'aide américaine, a estimé que la destruction des Frères représentait un enjeu existentiel. Il a été conforté en cela par le fait que les pétromonarchies opposées au Frères (Arabie saoudite et Émirats arabes unis notamment) ont offert à l'Égypte dès après le 3 juillet, 12 milliards de dollars, soit près de 10 fois l'aide américaine, afin d'écraser les Frères musulmans. Saoudiens et Émiratis les perçoivent également comme une menace vitale. Ce qui est très frappant ici, plus encore qu'en Syrie, pays d'influence russe traditionnelle, c'est qu'en Égypte, devenue depuis Jimmy Carter et les accords de Camp David le principal allié des États-Unis au Proche-Orient avec Israël, on a le sentiment que les États-Unis (ainsi que l'UE et la France, si tant est qu'elles existent encore dans la région), par leur politique brouillonne n'ont plus aucun ami en Égypte. Le gouvernement égyptien a rejeté les critiques d'Obama contre la répression. Quant aux frères musulmans, ils accusent un complot «croisés/sionnistes» d'être la main cachée qui leur fait tirer dessus.

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