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Wajdi Mouawad arpente les guerres d'hier pour éclairer celles d'aujourd'hui

s'ouvre sur une scène d'une rare violence: la femme de Wahhch a été violée et assassinée selon un sinistre "rituel" par un Indien Mohawk. Cette scène, c'est un chat qui la raconte, puis il cède la parole à un oiseau. Ainsi, de chapitre en chapitre, ce sont des animaux de toutes races qui voient et qui content: chiens, loups, chauve-souris, rats, grues, insectes divers, les points de vue changent sans cesse mais sans que l'unité du récit n'en soit affaiblie.
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Thibault Baron

La lecture d'Anima n'est pas, disons-le tout de suite, une simple partie de plaisir.

Non pas, certes, que la langue qui porte le roman ne soit pas puissante, ciselée, précise, et capable de se moduler avec brio selon les différentes voix qui se relaient pour raconter.

Non pas non plus que le récit ne soit pas construit avec la force d'un polar, ménageant les effets de suspense, multipliant les registres émotionnels, tenant en haleine le lecteur jusqu'au final.

Non pas enfin que le souffle épique qui traverse le théâtre de Mouawad se soit ici affaibli, ou que ses échos, analogues à ceux des tragédies antiques, aient perdu de leur universalité.

Mais le roman qu'il nous donne à lire ici est comme un miroir qu'il nous tend et dans lequel l'auteur veut que soient reflétées toute la gamme des abjections, toute l'étendue de la monstruosité dont l'espèce humaine, à la différence des espèces animales, est seule capable. A l'image du nom de son singulier héros qui se prénomme Wahhch.

Ce nom, l'un des fils de l'énigme, le lecteur non arabophone devra attendre la page 332 pour en comprendre le sens et la portée. Mais le lecteur arabophone aura très vite perçu que la monstruosité dont il est porteur est l'un des thèmes dont Mouawad tisse sa toile, aux côtés d'autres interrogations qu'il a faites siennes depuis longtemps et qu'il ne cesse de décliner et d'approfondir: l'identité et sa nature forcément plurielle; la question des origines et de la mémoire, matières premières dont chacun est modelé y compris à son insu; la généalogie de la violence, voire sa génétique, puisque les fils restent marqués au fer rouge par les meurtres commis ou subis par leurs géniteurs; l'impossible rédemption sinon par la mise à nu des responsabilités individuelles et collectives dans les crimes, les massacres, les génocides dont sont porteuses toutes les guerres; l'absurdité de l'amnistie lorsqu'on la décrète pour tirer un trait sur le passé et la fin nécessaire de l'amnésie.

Anima s'ouvre sur une scène d'une rare violence: la femme de Wahhch a été violée et assassinée selon un sinistre "rituel" par un Indien Mohawk. Cette scène, c'est un chat qui la raconte, puis il cède la parole à un oiseau. Ainsi, de chapitre en chapitre, ce sont des animaux de toutes races qui voient et qui content: chiens, loups, chauve-souris, rats, grues, insectes divers, les points de vue changent sans cesse mais sans que l'unité du récit n'en soit affaiblie.

Dans sa note d'intention, Mouawad s'explique sur "cette voix qui a surgi" et qui n'était pas lui, sur la façon dont ce roman lui réclamait de "marier entre elles les lignes de crête qui séparent et délimitent les mondes qui me portent : l'animal et l'humain, l'ici et l'ailleurs, les guerres d'aujourd'hui et celles d'hier et la géographie nouvelle qui me renvoie sans cesse vers une autre géographie, terrible effroyable".

Cette autre géographie qui se profile derrière celle de l'ici et maintenant du roman - dont l'action principale se déroule dans les territoires à la frontière du Canada et des Etats-Unis, territoires indiens qui sont devenus des lieux de non-droit, livrés à la lois des mafias et aux trafics de toutes sortes - c'est, on l'aura deviné, celle du Liban.

Une ville sert de bascule entre ces deux géographies: elle se dénomme Lebanon, elle se trouve à la jonction de l'Illinois qui était unioniste et du Missouri qui était esclavagiste et elle a été le théâtre d'une guerre civile qui y a fait des ravages: la guerre de Sécession...

A partir du moment où Lebanon entre en scène, il n'y a plus de doute possible, et le lecteur sait avec certitude que l'action va inexorablement se conjuguer sur deux plans: celui de la chasse au meurtrier de l'épouse tant aimée, que Wahhch veut voir de ses propres yeux afin d'être sûr que le meurtrier est bien un autre que lui-même et afin de se libérer de la culpabilité de ne pas avoir réussi à la sauver; et celui de l'élucidation des fantômes et cauchemars du passé, qui passe par la case du Liban des origines et de ses multiples et souvent atroces, épisodes guerriers.

Une phrase sert de clé de lecture au roman, que Mouawad a empruntée à Camus et qui est tirée de son livre, Les justes:

"Nous sommes tous des meurtriers, mais certains choisissent de l'être".

Wahhch va remonter la piste des deux hommes qui ont choisi la violence extrême comme réponse à la vie, des deux hommes qui ont réussi à "éteindre leurs âmes", à en assumer le sacrifice exalté, à faire de la terre la préfiguration de l'enfer: le meurtrier de son épouse, et celui de la famille à qui on l'a arraché, enfant, non sans lui avoir fait entrevoir le visage du mal absolu. Et cette figure du mal absolu, c'est aux massacres de Sabra et Chatila qu'elle se réfère, c'est dans cette horreur-là qu'elle prend sa source. L'occasion pour Mouawad d'écrire des scènes quasiment insoutenables.

Il y a peu de moments d'espoir dans ce roman, quelques rares tentatives de croire en quelque chose, de suggérer que la vie éternelle existerait et qu'elle serait "l'addition de la compassion de chacun, de la peine de chacun, du chagrin de chacun dans la mémoire de chacun, ici même, sur la terre". Ce livre difficile et bouleversant s'achève néanmoins sur un hymne à la force de la parole, sur une incitation à s'approprier un nouvel alphabet grâce auquel "nous réapprendrions à parler, nous inventerions des mots nouveaux". C'est ce que fait Mouawad: inventer des mots nouveaux pour en finir avec les douleurs anciennes.

Anima - Actes Sud Littérature - Domaine français - Septembre, 2012 / 14,5 x 24 / 400 pages

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