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Tu as mangé ton frère

Je ne crois pas me tromper en pensant que la société a des choses à modifier face à sa perception de la vie in-utéro et de ce lien d'attachement qui peut perdurer au-delà de la mort...
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J'en étais à 9 semaines de grossesse. Outre la nausée qui m'assaillait du matin au soir et le fait d'avoir en horreur l'odeur, la vue et surtout le son de tout craquelin à grains trop entiers, ça se passait bien. Jusqu'à ce dimanche soir où j'ai commencé à avoir de fortes crampes. Puis des saignements. Ces grumeaux au fond de la toilette. Je me doutais bien que... En fait, je le savais, mais je voulais tout de même espérer un peu.

Et du temps pour passer de l'espérance au désespoir, j'en ai eu! Une nuit à l'hôpital avant qu'on me fasse une échographie. Exactement 14 heures. Jour férié. Manque de ressources. Vraiment...

Allongée sur la table d'examen, je n'avais d'yeux que pour le menton pointu de la docteure, question de détourner mon attention. Je ne voulais pas penser à moi. Plutôt à ce qui se passait en moi. À ce qu'elle voyait... ou non. Les minutes s'égrainaient. Elle n'émettait que de petits « heu-hummm... » en promenant l'appareil froid sur mon ventre encore plat. Puis, elle a fermé la machine.

- Voilà! Vous pouvez vous rhabiller.

- Comment, me rhabiller!? Et le bébé? J'ai encore mon bébé? Il va bien?

- Effectivement, il y a un embryon et son cœur bat toujours.

Je l'ai fixée d'un air mi-ahuri, mi-méprisant. Merci de m'en informer... Quelle chaleur humaine! Elle est partie sans rien ajouter. Qu'importe! J'étais soulagée et n'avais rien à foutre de tout le reste!

Ma grossesse s'est poursuivie assez normalement. Toutefois, vers la fin, on craignait que le bébé ne manque de liquide amniotique. Mon ventre était soi-disant trop petit.

L'explication à cette anomalie a été révélée à l'accouchement. Fiston n'avait eu qu'une moitié de ma bedaine pour se développer.

- Vous voulez voir votre placenta? qu'on m'a demandé alors que l'étudiante en obstétrique n'avait pas encore terminé de me broder les parties.

- Euh... je sais pas trop...

Sur un plateau d'argent, au bout du lit, cette immense chose visqueuse ensanglantée me rebutait quelque peu. On me l'a quand même amenée.

- Il est double. On aimerait votre permission pour pouvoir l'étudier en laboratoire.

- Oui, c'est sûr. Mais double... J'avais des jumeaux?

-Pas nécessairement.

Mon cerveau ne trouvait aucune logique à la réponse qu'on venait de lui adresser, mais avec la chute d'hormones et le bonheur intense que je vivais à ce moment, mon questionnement s'est dissipé et j'ai un peu oublié. Jusqu'à mon rendez-vous avec le médecin 6 semaines plus tard.

-Mon placenta était double et on m'a dit que ce n'était pas nécessairement un signe que j'avais eu des jumeaux. Ce serait quoi d'autre alors? Ça arrive souvent?

- Vous aviez des jumeaux. Identiques. L'un d'eux n'a pas survécu. Vous l'avez perdu en début de grossesse. Peut-être même sans vous en rendre compte. Celui qui a survécu était le plus fort. Il a mangé l'autre en quelque sorte. On préfère ne pas le dire immédiatement après l'accouchement. On ne sait pas comment la maman pourrait réagir. Maintenant que le temps a passé, vous comprenez qu'il n'arrive rien pour rien et vous avez quand même votre beau bébé en santé à vous occuper. C'est tout ce qui compte!

Mangé l'autre. Mon bébé cannibale? Merci pour la métaphore. N'arrive rien pour rien... C'est certain que je peine à m'imaginer avec 2 bébés actuellement. Tellement difficile de pouvoir dormir un peu. Mais reste que... je ne sais pas... C'est un peu... cru?

Le tourbillon de la première année à prendre soin de mon fils m'a fait accepter cette banalisation de l'événement.

Puis il a eu deux ans. Assise à la cuisine à siroter mon café, je le regardais jouer aux autos dans le salon quand ça m'a frappée de plein fouet: il m'en manquait un! J'aurais dû en avoir deux petits bonshommes blonds frisés aux yeux bleus assis sur le plancher à faire des bruits de moteur en faisant rouler des petites voitures! Deux petits anges. Mais l'un d'eux était monté au ciel sans même avoir été regretté ou même été pleuré par sa propre mère. Tombé dans l'oubli. Comme si le fait d'avoir un frère vivant lui avait enlevé de l'importance à lui. D'une tristesse... C'est là que j'ai dû commencer à faire mon deuil de ce petit être qui n'avait pas eu la chance de voir le jour.

Et mon fils dans tout ça? Sentait-il un manque? Peut-être cela viendrait plus tard? Je lui dirais ou pas? Je lui dirais. Certainement avec d'autres paroles que ceux du médecin. « Tu as tué ton frère. Tu l'as comme... mangé. » Je suis outrée de ces termes. Je le serai toujours.

Mes garçons étaient identiques alors je le vois aujourd'hui de quoi il aurait eu l'air mon petit homme. Combien il aurait été beau. Encore plus difficile d'oublier alors que je peux lui associer un visage, un corps. Les premiers mois d'un enfant sont difficiles, mais jamais au point d'affirmer que c'était préférable qu'un des deux ne vive pas.

Possiblement que certaines ont vécu l'expérience d'un jumeau perdu avec plus de sérénité, ou avec un accompagnement médical plus délicat. Je l'espère. Parce que je me sens coupable d'avoir assimilé ce diagnostic de banalisation, d'avoir gelé mon cerveau avec une interprétation externe dénudée de sentiment. Comment j'ai pu? Moi, la maman?

Je ne crois pas me tromper en pensant que la société a des choses à modifier face à sa perception de la vie in-utéro et de ce lien d'attachement qui peut perdurer au-delà de la mort... Ce serait bien si la vie, sous toutes ses formes, avait un peu plus de valeur.

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