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Médias et suicide: le défi de couvrir la détresse sans l'occulter et sans y ajouter

Le visage d'un désespoir assez grand pour se saisir de la totalité d'un homme, d'une femme, et hélas même d'un enfant et le pousser à vouloir mettre fin à ses jours surgit dans le quotidien des journalistes régulièremen. Il pose immanquablement aux professionnels de l'information des questions difficiles.
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7 h 48, un lundi matin ; interruption de service dans le métro. Des bribes d'information percolent dans la salle de rédaction en pleine ébullition. C'est un problème sur la voie qui est à l'origine de l'arrêt. Les journalistes, pupitres et rédacteurs se regardent, hochent la tête en silence. Tous savent ce que cela veut dire.

22 h 45, un jeudi soir ; un tweet passe, évanescent : le geste désespéré d'une vedette du monde littéraire est rapporté par un proche. Les rédacteurs lèvent les yeux vers les écrans fixés aux murs, le doigt en suspension. On publie ou on attend ? Et si on publie, on dit quoi ?

8 h, un vendredi matin ; au radiojournal, encore des cas de désespoir dans les réserves du Grand Nord. Jusqu'où va-t-on s'avancer avec pour seuls outils quelques courtes phrases, quelques mots secs et désincarnés, pour décrire la misère psychique de jeunes adolescents ? C'est ce que se demande le chef de pupitre. La peur de trop en dire, la crainte d'occulter. Toujours cette dualité.

Le visage d'un désespoir assez grand pour se saisir de la totalité d'un homme, d'une femme, et hélas même d'un enfant et le pousser à vouloir mettre fin à ses jours surgit dans le quotidien des journalistes régulièrement, par plusieurs portes d'entrée, toujours avec une grande violence. Il pose aussi immanquablement aux professionnels de l'information des questions difficiles qui n'appellent pas de réponses simples dans des questionnements internes que le public ne connaît pas toujours.

Pour moi qui ai œuvré au contact de professionnels de la santé mentale après avoir été immergée dans la réalité des salles de rédaction, avec ses impératifs de rapidité extrême, de prise de décision sans possibilité de retour et en prime le poids de la responsabilité sociale de bien informer le public, la question de savoir comment traiter la question du suicide se révèle très complexe, avec de grandes zones d'ombre.

À l'occasion de la Semaine de prévention du suicide, j'ai eu envie de mesurer le chemin parcouru dans nos médias dans l'approche de ce sujet éminemment délicat. Il y a un quart de siècle, quand j'ai mis le pied dans la profession, on pouvait parler d'un Far-Ouest, en ce qui me concerne. Certaines entreprises de presse n'hésitaient pas à révéler les détails les plus infimes d'une tragédie, alors que d'autres (Radio-Canada du nombre), s'étaient dotées se règles très contraignantes en la matière. Là où j'étais, par exemple, on ne parlait jamais du suicide, la logique voulant que cela puisse donner des idées à d'autres personnes en détresse, comme le roman Les souffrances du jeune Werther avait à l'époque de sa parution généré une épidémie de suicides de jeunes aspirants-romantiques (copy-cat).

L'affaire Gaétan Girouard

A posteriori, il faut quand même avouer que cette approche de retenue n'était pas complètement dans le champ et avait au moins le mérite de la prudence. En effet, on ne peut sans frémir évoquer la vague de suicides qui a suivi la mort en 1999 du journaliste Gaétan Girouard dans le sillage d'une couverture, disons-le délirante, de la tragédie par les médias. Sans pointer du doigt la profession, des questions se sont posées en regard des événements qui ont découlé de ce suicide. Dans une période de creux en nouvelles fraîches, la presse n'a pas lâché cette histoire de la mort violente d'un homme très en vue, un modèle potentiel, avec force détails. Sur cette question, l'Association québécoise de prévention du suicide a d'ailleurs publié en 2005 une étude qui établit un lien entre la couverture de cette disparition dans les médias et la hausse des suicides dans les semaines qui ont suivi (pour en savoir plus).

Cependant...

Reflet de l'évolution des mentalités de la société moderne et de la levée relative de certains tabous, la profession a énormément cheminé dans son traitement des questions de santé mentale. L'un des jalons de cette évolution, je pense, a été la publication en 2014 d'un guide complet sur le reportage en santé mentale à l'intention des journalistes, En-Tête, sous l'égide du Forum du journalisme canadien sur la violence et le traumatisme. Un petit document compact qui a réuni l'expertise de plusieurs journalistes et experts en santé mentale avec pour vocation d'aider à assurer une couverture que l'on veut « plus factuelle, plus juste et moins discriminatoire » envers ceux qui ont une maladie mentale.

Pierre Craig était à la tête de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec au moment de la parution du guide. Lui-même très sensible à la question du traitement de la santé mentale dans les médias, ayant eu une sœur souffrante, y compris avec pulsion suicidaire, il juge que l'époque du silence est révolue. «On n'a plus le droit de se taire, il faut en parler, c'est une question de responsabilité sociale», déclare avec force l'ancien animateur au téléphone.

En parler : oui, mais...

Car on sait maintenant que le silence est tout aussi néfaste que la surenchère de détails macabres.

Un pan important du guide En-Tête est ainsi consacré au traitement de la question du suicide dans les médias, et je pense judicieux d'en rappeler ici les grandes lignes. Le guide indique que «le traditionnel tabou du suicide est dépassé». Mais s'il faut, oui, ne pas hésiter à nommer les choses et si les experts ont cheminé sur la question, précise le guide, la prudence est de mise dans le traitement. Le journaliste se posera toujours la question de savoir si le fait de rapporter la mort est d'intérêt public et fera en sorte de remettre cet événement en contexte, en lien avec des problèmes sociaux plus vastes. Il parlera de la souffrance vécue sans donner une dimension romantique ou sublimée au geste, sans entrer dans les détails de la méthode et surtout sans sauter aux conclusions quant aux causes possibles de la tragédie. Le choix des mots, explique encore le guide, est de première importance : on évitera par exemple de parler d'un suicide réussi ou d'avoir échoué à se suicider. Enfin et peut-être surtout, dans la mesure du possible, le reportage offrira des ressources d'aide vers lesquelles se tourner en cas de détresse.

À l'époque de sa sortie, le petit guide En-Tête n'était pas passé inaperçu. Et en consommant les reportages, article et autres productions médiatiques, il me semble que ses conseils ont fait beaucoup de chemin dans les mentalités des membres des médias. À la bonne heure !

Êtes-vous dans une situation de crise? Besoin d'aide? Si vous êtes au Canada, trouvez des références web et des lignes téléphoniques ouvertes 24h par jour dans votre province en cliquant sur ce lien.

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Mai 2017

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