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Les dérives de la gauche utopiste

La gauche doit favoriser le développement d'une philosophie matérialiste. Il s'agit du meilleur moyen de limiter la dérive utopiste du socialisme et ses affres qui ne mènent à rien. Suivant cette perspective, l'État et la syndicalisation des travailleurs doivent être au centre du projet de la gauche.
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Flickr: Allie_Caulfield

La gauche

La notion de "gauche" reste un terme polysémique pour ne pas dire galvaudé. Malgré la relativité du terme, il tient d'en connaître la signification première, ne serait-ce que pour mieux la situer. Pour ce faire, je propose de revenir au schéma tracé par Frederich Engels. Je le juge plus opératoire et riche en enseignements. À partir de « socialisme utopique, socialisme scientifique » écrit en 1880, Engels donne une double définition de la gauche. Une première, dominante, qui repose sur une démarche idéaliste; une seconde, nettement minoritaire, qui repose sur une démarche matérialiste. Pour chacune, il ajoute, deux orientations politiques. Une tendance réformiste qui s'accommode ou pactise avec le capitalisme; une tendance révolutionnaire, minoritaire, qui en appelle d'une manière ou d'une autre au renversement du capitalisme. Au-delà de ces distinctions, selon moi, la gauche a tout de même une base commune : s'opposer au capitalisme sauvage et favoriser, par des mesures associées à une conception de la justice sociale, une lutte contre toutes les formes d'inégalités sociales. La droite, elle, se situerait en opposition à cette voie. Elle viserait donc à justifier les inégalités sociales sur la base d'un ordre naturel stable ou du supposé mérite de certains par rapport à d'autres.

Cela dit, Engels est un partisan du socialisme scientifique c'est-à-dire, de la gauche révolutionnaire et matérialiste. Il est donc minoritaire dans le camp de la Gauche et doit lutter à la fois contre les idéologues capitalistes et la gauche idéaliste largement tributaire des mouvements messianistes passés. Contre la conception utopique du socialisme, il oppose une conception scientifique du socialisme basée sur les lois historiques du développement des forces productives. En fait, ici, faut-il le rappeler, Engels, reprend le raisonnement des économistes libéraux. Le matérialisme que sous-tend sa théorie suppose que les individus et les collectivités agissent par intérêt même s'ils n'en ont pas souvent conscience. Pour dire autrement les choses, ce n'est pas la catégorie du beau, du bien ou du bon qui dictera le renversement du capitalisme, mais celle de l'intérêt, cette fois, pour la première fois de l'histoire d'ailleurs, au profit de la vaste majorité de la population. Dans ce cadre, pour lui, le capitalisme n'est qu'une phase transitoire vers le socialisme et le communisme. L'enjeu fondamental, surtout pour la gauche dite scientifique, est alors de savoir quand la majorité de la population aura intérêt à renverser le capitalisme et si elle a bien conscience de ce moment.

Or, comme nous le disions, pour Engels, le courant dominant de la gauche est nettement idéaliste à son époque (c'est encore le cas aujourd'hui). Cette tendance, juge Engels, est nuisible à la gauche sur le long terme. Le socialisme des utopistes, dira-t-il, suppose que la justice doit triompher parce qu'elle est l'Idée, la meilleure, sans égard aux conditions économiques, scientifiques et technologiques. Or, pour Engels, les choses sont claires: le socialisme, puis le communisme ne sont réalisables que dans l'abondance et la richesse matérielle qui résultent des avancées scientifiques et technologiques. Le développement de ces forces productives est, pour lui, la condition au développement de la démocratie, de la liberté et de l'égalité. Plus personne à gauche, du moins chez les utopistes, ne semble pourtant avoir compris ou se souvenir de cet enseignement fondamental. Au contraire, réaliser le socialisme ou le communiste dans une société pauvre, scientifiquement et technologiquement en retard, selon Engels, favorise le développement d'une bureaucratie totalitariste chargée de répartir les faibles ressources disponibles; la dictature du prolétariat contre la bourgeoisie devenant la dictature d'un parti unique contre le peuple.

Nous en connaissons les conséquences symboliques depuis l'effondrement des régimes associés au soi-disant communisme... Pour la majorité des salariés aujourd'hui le socialisme ou, pire, le communisme reste (et restera encore longtemps) associés à la dictature et au désastre écologique. Il faut savoir que ce n'était pas la conception d'Engels en tant que communiste ou « socialiste scientifique ».

J'ajouterais que ne pas tenir compte du « degré de développement des forces productives » dans la lutte pour la justice sociale, c'est aussi participer à l'institutionnalisation de la pauvreté économique et politique. De nos jours, en effet, au sein des démocraties libérales et industrialisées, nous avons à faire à une autre conséquence néfaste de l'utopisme socialiste : chez la majorité des tenants de la gauche, l'acte de service et la faible productivité deviennent plus importants que l'innovation technologique et la réflexion politique. J'émettrais l'hypothèse qu'en institutionnalisant ainsi la pauvreté comme le fait la gauche utopiste, par le biais, notamment, de son action communautaire et coopérative, sans le vouloir, elle renoue avec la tradition chrétienne d'une lutte à la souffrance humaine tout en rejetant une conception axée sur le développement. Dans ce cadre, il ne s'agit plus de s'attaquer à la source de la pauvreté, mais de soulager les plus pauvres selon une représentation misérabiliste de l'action sociale et politique.

L'économie sociale ou un procédé idéologique?

Je prendrai pour exemple de cette dérive moralisante, fondamentalement démobilisatrice, le développement aujourd'hui, au Québec, de l'économie dite sociale. Certains ne cessent de vanter les mérites de cette économie qui prendrait en considération la dimension humaine contre sa marchandisation. Ses tenants opposent cette économie dite sociale à l'économie de marché, basée uniquement sur le pouvoir de l'argent, à l'origine des principales inégalités sociales. En somme, l'économie dite sociale permettrait de réduire les inégalités sociales et de donner un sens aux choses...

S'il est juste de dire que les rapports sociaux sont plus que de simples rapports marchands, je ne pense pas que l'économie dite sociale s'oppose à l'économie de marché. Au contraire, je pense que l'économie sociale est tout à fait intégrée à l'économie de marché, pour ne pas dire, subordonnée à elle. C'est là toute la différence entre une conclusion qui résulte d'une conception utopique et réformiste du socialisme et une conception que je qualifierais de matérialiste et révolutionnaire du socialisme. En ce sens, pour moi, en fait, l'économie dite sociale est un complément à l'économie de marché, la soupape de sécurité du système capitaliste. Il y a donc ici une socialisation de la pauvreté et une privatisation des profits. Je m'explique.

D'abord, disons que l'économie sociale ne se définit pas aisément. Elle couvre une gamme de services et de productions n'ayant pas un but lucratif. Le champ de l'économie sociale est donc assez large et flou. Il recoupe des activités auprès de coopératives de faibles tailles ou d'organisations communautaires. Par ailleurs, le contenu de ses activités est largement structuré par des rapports de proximité ou des relations d'aides; des services jadis offerts par les femmes, les familles, les mères, les paroisses, les petites fermes et fabriques, les communautés religieuses. Ainsi derrière les idées modernes de citoyenneté, de prise en main, de justice et de démocratie, il y aussi les veilles idées du partage, du don de soi, de la vocation, de la mission, dans le sillage des valeurs de la charité chrétienne et des organisations à « échelles humaines ». Voilà fondamentalement le lien idéologique entre l'utopie socialiste et son héritage religieux. Mais qu'en est-il de la réalité ?

On oublie de dire que l'économie dite sociale se compare désavantageusement aux services offerts par l'État et aux conditions de travail des salariés de la fonction publique. En effet, l'économie sociale est largement composée de jeunes, de femmes, de salariés plus scolarisés, mais moins bien payés et qui travaillent plus d'heures que la moyenne des travailleurs du secteur public. L'économie sociale permet ainsi de pallier aux conséquences désastreuses de l'économie de marché à un moindre coût. Mais aussi, en se proposant de donner des services « chaleureux », cette économie participe à la réduction « légitime » de la qualité et de la quantité des services offerts par l'État « froid et austère ». Bien souvent sans moyens scientifiques et techniques, les travailleurs de l'économie dite sociale, pourtant compétents, réduisent ainsi leur intervention à des manifestations de bonnes volontés sans grands résultats. L'économie dite sociale devient alors un terrain de stationnement pour des bénéficiaires de l'aide sociale qui ne remettent pas ou plus en question le « système » à l'aide d'œuvres jugés humainement utiles mais peu productives, pendant que les secteurs à hautes valeurs rajoutées restent au secteur privé.

La tactique et la stratégie

Durant les années 1880, Engels pensait qu'une jonction était possible entre l'esprit révolutionnaire et les conditions de développement du capitalisme. Suivant son raisonnement, il voyait la révolution se réaliser là où le développement des forces productives était le plus avancé dans des pays comme la Grande-Bretagne et surtout les États-Unis. Aujourd'hui, force est de constater qu'Engels a sous-estimé la capacité du capitalisme à poursuivre le développement de ses forces productives. Le capitalisme peu donc encore se développer pour un certains temps, en certains lieux. Le fameux débat entre les révolutionnaires socialistes et les réformistes socialistes pourrait donc bien n'être que le résultat d'un malentendu; un faux débat. Engels aurait simplement commis une erreur d'appréciation sur le fameux moment où les conditions matérielles et politiques rendraient possible le renversement du capitalisme.

Bien sûr il est naïf de penser que l'État dans sa relation à la propriété privée peut conduire spontanément au socialisme. Sa place et son rôle correspondent à une phase liée au développement des conditions matérielles de l'existence qui guide le devenir des peuples. Le socialisme est aussi le processus de socialisation inévitable des moyens de production à la fois comme prise de conscience de l'irrationalité capitaliste grandissante et de l'intérêt du plus grand nombre.

Or nous pensons, dans cette perspective, que tant et aussi longtemps qu'un projet sera fondé sur l'espoir que les salariés se rallient à une lutte pour laquelle ils n'ont pas d'intérêt, seul le mouvement utopiste aura les coudées franches au sein de la gauche. Nous actualiserons le vieux rêve de Thomas More, sans plus.

Aussi, la gauche, à mon avis, doit favoriser le développement d'une philosophie matérialiste. Il s'agit du meilleur moyen de limiter la dérive utopiste du socialisme et ses affres qui ne mènent à rien. Suivant cette perspective, l'État et la syndicalisation des travailleurs doivent être au centre du projet de la gauche. Par exemple, le modèle scandinave a démontré comment une forte syndicalisation et une intervention de l'État pouvaient non seulement assurer une plus juste répartition de la richesse, mais également un niveau de productivité et de richesse élevés tout en n'anéantissant pas l'environnement. L'intervention de l'État et la syndicalisation des travailleurs permettent de répondre à la fois aux exigences scientifiques du développement des forces productives et à la réalisation du socialisme, l'un étant conditionnel à l'autre, selon Engels. En agissant en ce sens, une telle intervention diminuerait le pouvoir des multinationales, réduirait l'effet désastreux de la mondialisation à la sauce néolibérale et préparerait plus correctement les conditions à l'émergence du socialisme scientifique.

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