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Karim Akouche sur les pas de Saint-Exupéry

Karim Akouche utilise la langue -- comme un outil de l'abstrait qui a la vertu de détacher le mariage de ses connotations bio-sexuelles offrant pour corollaire immédiat et constant la procréation.
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La littérature de l'imaginaire, peu importe l'univers qu'elle fabrique, a toujours convaincu que « l'homme ne cessera jamais de rêver, tant que l'imagination restera plus importante que le savoir » (Laurent Bozard). J'épouserai le Petit Prince, écrit philosophique sous l'apparence d'un roman-conte pour enfant qui ambitionne de faire valoir que « la vérité sort de la bouche des enfants », séduit, accroche et tente de renvoyer le lecteur-critique au fil référentiel des amours de la cour imaginaire de la Table Ronde où il existait une forte tension entre l'amour et le mariage. Mais ce n'est là que pure illusion qui épouse le champ réflexif du critique. En réalité, Karim Akouche utilise la langue - j'épouserai - comme un outil de l'abstrait qui a la vertu de détacher le mariage de ses connotations bio-sexuelles offrant pour corollaire immédiat et constant la procréation. Son projet littéraire a-temporel, qui n'est pas affecté par l'histoire, provoque, à travers le discours d'une petite fille, Godia, une force défiante de rêverie qui transcende toutes ces contingences.

Godia veut épouser le Petit Prince parce qu'elle « n'aime pas les poupées... elle aime le Petit Prince parce qu'il est une étoile ». Elle prendra la route de la lumière pour le rencontrer car « rêver c'est aimer le futur plus que le présent ». Son corps, certes, grandira mais elle pourra toujours garder « son esprit d'enfant... qui (la) fera pleurer dans son lit ».

Godia s'engage dans une aventure qui libère l'expression... « quand les enfants jurent, ni les dieux, ni les hommes ne peuvent briser leur volonté ». En effet, ni le divin, ni le sacré, ni le profane n'échappera au questionnement de Godia. Elle doit à tout prix vaincre la ténacité des grandes personnes qui pensent que « c'est irresponsable de croire à ses rêves ». Saint-Exupéry, Lewis Caroll auraient été heureux d'un échange avec l'auteur, tant pour sa capacité à étonner que pour la facilité inédite de rendre Godia, par intermittence, naïve, humble, curieuse, simple, douce dans sa quête : trouver le Petit Prince.

À la faveur des subterfuges pointus de l'écriture, Karim Akouche étonne. Il adopte quelques fois un discours pastoral : « Je prends le chemin des mulets. Je marche sur les bouses de vache. Je glisse. J'entends au loin une poule caqueter et un chat miauler. Je cueille des champignons. Je les mange. Je trouve le berger adossé à un olivier. Les moutons broutent l'herbe. Un vent souffle et fait frémir leur laine, l'herbe et les feuilles... Je vais téter le pis d'une brebis. » Tout ceci au nom de l'imaginaire des rapports ludiques, pragmatiques, parfois jouissifs de l'homme avec les animaux et la nature dans le système complexe darwinien de l'évolution, un enchevêtrement d'échanges entre « des personnages qui ne se connaissent qu'en conte ».

Beaucoup d'autres espèces animales et végétales servent de décor, de toile de fond aux paysages irrésistibles du long et captivant voyage de Godia, décidée à parcourir le monde pour satisfaire ses fantasmes de petite fille. Dans les chapitres III et IV défile toute une nomenclature naturaliste : des grives, des hirondelles, des aigles, des guêpes, des papillons ; des créatures fantastiques : Pégase, le cheval ailé ; Cyclope, le borgne ; Sirène, l'envoûtante. Le faucon parle, offre ses ailes et accepte de jouer le rôle de téléporteur de Godia dans sa grande excursion à la recherche du Petit Prince ; ce qui aide à afficher un monde zoolittéraire visiblement frais et attrayant.

Godia, dans son étonnante trajectoire, convaincue, téméraire dans sa poursuite, entretient beaucoup de dialogues avec des personnages insolites mais réceptifs ; c'est avec le berger qu'elle émeut le plus, qu'elle rend visible sa capacité de sortir le lecteur de n'importe quel éventuel cauchemar :

« -Avez-vous des enfants ?

- Oui, mes moutons.

-Avez-vous une maison ?

-Oui, ma bergerie.

-Avez-vous une femme ?

-Oui, ma flûte.

-Avez-vous une maman ?

-Oui, ma terre.

-Un papa ?

-Oui, le ciel.

-Vous vendez vos agneaux ?

-Oui.

-Vos vaches ?

-Oui.

-Votre Terre ?

-Non, on ne vend pas sa mère. »

Seul un takoba, le sabre sacré, en se substituant à une plume, peut permettre d'écrire un texte d'une telle limpidité ; et comme il peut inventer le temps, l'auteur boucle le récit après que Godia, dans un calvaire redoutable, ait longtemps cherché sans trouver. Le Petit Prince finalement entre en scène avec son père, Antoine de Saint-Exupéry : une victoire du rêve, car « chercher c'est trouver et trouver c'est gagner ».

Ce magnifique texte, J'épouserai le Petit Prince, est loin d'être une caricature impressionniste du Petit Prince de Saint-Exupéry ; c'est un conte comme le souhaite l'auteur (je lui concède volontiers cette appellation) : « ... faire de son rêve un conte et de ce conte une réalité ». Cependant, il est plus qu'un rêve, plus qu'un songe. En oxymoron, il se voudrait plutôt un écrit oral (gravitant le plus souvent en périgée de l'oralité théâtrale) superbement monté en dialogues-jeux enchanteurs accentués par une pointe de zoopoétique à l'intérieur de laquelle le binôme nature/culture met en exergue les rapports complexes mais désirables entre l'homme et l'animal, entre l'homme et l'homme de toutes catégories, dans un anthropomorphisme réussi fouillant avec avidité dans un patrimoine de réflexions psycho-littéraires qui provoquent avec humilité le projet de Saint-Exupéry...

N'est-ce pas qu'il a fallu l'audace perverse de Karim Akouche pour trouver une épouse au Petit Prince !

J'épouserai le Petit Prince, Karim Akouche, éd. Dialogue Nord-Sud, 126 p., 2014.

ISBN : 978-2-924107-02-7

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