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Pourquoi les artistes se confrontent-ils tant à Picasso?

Pourquoi des artistes aussi différents que Jeff Koons, Adel Abdessemed ou Rineke Dijkstra choisissent-ils de confronter leur travail à celui de Picasso?
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L'exposition «Picasso.Mania, revoir Picasso» se tient au Grand Palais, à Paris, jusqu'au 29 février 2016. Elle est organisée par la Réunion des musées nationaux - Grand Palais, le Centre Pompidou et le Musée national Picasso-Paris.

Pourquoi aborder les rapports de Pablo Picasso et de l'art contemporain? Ou plus précisément de Pablo Picasso et de certains artistes contemporains, depuis les années 1960? Pourquoi, pour le Musée national Picasso-Paris, participer à un tel projet? Peut-être parce qu'il est aussi question dans cette aventure de revoir Pablo Picasso.

«Picasso.Mania» est né du constat que l'artiste espagnol se trouve au cœur du processus créatif d'un important ensemble d'artistes depuis les années 1960. Le choix qui fut d'emblée celui du commissariat, avec à sa tête Didier Ottinger, directeur adjoint du Musée national d'art moderne, a été de se concentrer sur les travaux qui revendiquaient avec force leur relation à Picasso, allant jusqu'à la citation ou à l'appropriation pure et simple. Cette revendication, assumée, d'un lien avec un artiste souvent présenté comme le dernier des grands maîtres anciens, posait elle-même question. Par delà la complexité du travail plastique des uns et des autres, qui va chercher souvent en d'autres lieux que l'univers picassien, et par exemple chez Marcel Duchamp, pourquoi des artistes aussi différents que Jeff Koons, Adel Abdessemed ou Rineke Dijkstra choisissent-ils de confronter leur travail à celui de Picasso? Comment, au début des années 1980, Jasper Johns en vient-il à ouvrir un dialogue, toujours en cours, avec certaines œuvres de Pablo Picasso associées à une conception picassienne de l'atelier comme lieu intime, domestique, et fantasmatique? Qu'est-ce qui amène à son tour une activiste féministe et afro-américaine telle que Faith Ringgold à converser avec l'Espagnol?

Je ne crois pas que nous ayons cherché dans cette exposition à expliquer de manière unique cette obsession ponctuelle ou au long cours que certains artistes ont pu nourrir quant à l'œuvre et à la personne de Pablo Picasso. Chaque processus est différent. Cependant, il est tout à fait clair que Pablo Picasso est davantage présent comme référence à partir des années 1980, ou plutôt, qu'il devient alors davantage une référence admise, qui puisse être revendiquée, une «source» selon la conception classique du terme, ou bien plutôt un lieu par lequel passer -y compris de manière critique. Ces années sont certes celles où l'on revoit sa dernière période, décriée lors des expositions de 1970 et 1973 au Palais des papes à Avignon, à la lumière d'un retour de la peinture porté par des artistes comme Georg Baselitz, Julian Schnabel ou Martin Kippenberger. Mais ce sont aussi les années qui suivent la fin de la succession de Picasso, disparu en 1973, l'exposition itinérante de la dation (1979) qui forme le cœur de la collection du futur musée Picasso, inauguré en septembre 1985, et la découverte de milliers d'œuvres, le développement aussi d'un marché de l'art où Pablo Picasso occupe une place de choix. Enfin, les années 1980 et le début des années 1990 voient à la fois mourir les grands courants artistiques et s'affirmer des figures d'artistes individuelles qui regardent le passé d'un œil critique, et post-moderne, aboutissant aujourd'hui par exemple à la figure de Maurizio Cattelan.

La personnalité de Pablo Picasso, sa célébrité en tant qu'individu, et la structure de sa production selon des périodes stylistiques variées, deviennent ainsi peut-être à nouveau lisibles. Le peintre Erró commence alors son inventaire des œuvres de Pablo Picasso. En 1984, quelques mois avant l'ouverture du musée Picasso, l'artiste «appropriationnistes« Mike Bidlo refait Les demoiselles d'Avignon et fait scandale; en 1988, André Raffray s'approprie le chef-d'œuvre et le copie au crayon de couleur, alors que celui-ci fait son dernier voyage à Paris pour l'exposition de référence au musée Picasso. Une exposition récente consacrée à Roy Lichtenstein au Musée national d'art moderne- Centre Georges Pompidou, a montré combien l'artiste américain était passé précocement, dès la fin des années 1960, d'un intérêt typiquement «pop» pour des images célèbres et reconnaissables, populaires, tels les Portraits de femme réalisés par Picasso dans les années 1930, à une attitude de reprise systématique des artistes modernes, relativisant ainsi toute notion de progrès en art, confondant dans son style tous les artistes; Andy Warhol, après Lichtenstein, commence, lui, à faire ses «Picasso» dans les années 1980.

Revoir Pablo Picasso, pour ces artistes, ne signifie ainsi que rarement s'inspirer de son style ou de ses thématiques, mais presque toujours réfléchir à sa place dans l'histoire de l'art, en tant qu'artiste et en tant qu'homme. Ainsi, il était essentiel de séparer les espaces consacrés à la centaine d'œuvres de Pablo Picasso, et ceux dévolus à l'art contemporain, afin d'éviter de placer le dialogue sur le plan stylistique. Les œuvres de Pablo Picasso, accrochées en «tapisserie», comme elles pouvaient l'être dans son atelier, constituent elles-mêmes ces peut-être déjà «installations» inaugurées dans son espace intime par un Picasso familier des scènes de théâtre, et tentent de figurer l'espace mental, le musée imaginaire picassien auquel se confrontent les artistes que nous avons choisis. Que reste-t-il de Picasso, à tort ou à raison, dans l'imaginaire artistique et collectif? Le cubisme, dont David Hockney rappelle le dynamisme conceptuel, et un lien peut-être avec la photographie; le fait que Les demoiselles d'Avignon sont à la fois des prostituées et des Africaines portant des masques, pour un œil postcolonial travaillé par une réévaluation des rapports entre les sexes, du féminisme à la formulation du concept de «genre«; l'efficacité politique de Guernica pourtant oubliée dans l'Amérique maccarthyste et réactivée par un Leon Golub dès les manifestations pacifistes contre la guerre du Vietnam; des attitudes également: celle de passer d'un médium à l'autre sans distinction de valeur, celle de construire attentivement une image publique, politique, populaire, faite d'amitiés avec des photographes et d'apparitions dans L'Humanité ou Paris-Match; un rapport complexe, jubilatoire, à la perversion et aux pulsions les plus archaïques, nourri de ses fréquentations surréalistes, exposé en pleine lumière par un Vincent Corpet ou un Georges Condo. Les entretiens menés par Diana Widmaier-Picasso avec des artistes aussi éloignés, y compris de l'art de Picasso, que Lawrence Weiner ou John Baldessari, et le travail qu'elle a conduit avec l'équipe de Jean-Luc Godard pour ce montage aléatoire d'apparitions de «Picasso à l'écran», de Jay-Z à Woody Allen ou Agnès Varda, visent à restituer cette présence globale de Pablo Picasso dans l'inconscient collectif -fidèle en cela à la création de Picasso elle-même qui passe d'une reprise de Vélasquez à la réutilisation d'un arrosoir.

Ainsi, de mon point de vue de conservatrice au musée national Picasso-Paris, il fut question pour ce projet de mettre en valeur ce que ces artistes ont vu chez Pablo Picasso, et qu'ils nous font voir ou revoir à leur tour, dans ce vaste espace du Grand Palais ouvert au plus grand nombre. Cette exposition vise à construire une première confrontation ample, et offre de nouvelles pistes et réévaluations des rapports entre Picasso et l'art contemporain depuis les années 1960. Elle tente surtout de construire pour le public et pour les spécialistes un regard contemporain sur l'œuvre et la figure de Pablo Picasso au XXe siècle. Elle appelle certainement d'autres projets et invitations qui seront lancées au Musée national Picasso-Paris aux artistes vivants, fondés sur la conviction simple que si les artistes nous font voir et expérimenter le monde autrement, ils peuvent également changer notre regard sur l'œuvre de Pablo Picasso, afin de mieux savoir l'apprécier et le connaître - dans la ligne des expériences menées déjà aux musées Picasso de Paris, d'Antibes, de Barcelone, ou de Malaga. Cette exposition espère aussi donner envie à d'autres créateurs de revoir Picasso.

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