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Pourquoi la prostitution ne doit pas être (complètement) décriminalisée

La prostitution est rarement un choix de carrière. Elle est plus souvent la rencontre de plusieurs formes d'inégalités systémiques et du choix de certains hommes de recourir à la prostitution. Nous pensons que décriminaliser cette industrie violente, sexiste et raciste au nom du droit au travail serait faire le beau jeu du néolibéralisme et laisserait la libre entreprise triompher de la justice sociale.
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Le Huffington Post Québec a publié, le 7 juillet dernier, un blogue intitulé La prostitution doit être complètement décriminalisée au Canada, signé par un collectif d'auteurEs. Les signataires, pour qui la prostitution est un métier comme un autre, considèrent que le droit des personnes à se prostituer, et à le faire conformément aux normes du travail, commande la décriminalisation totale de l'industrie du sexe.

Une vision romantique et incomplète de la prostitution

Un grand pan de la réalité échappe à une telle vision de la prostitution, gommée, voire «glamourisée» par l'expression «travailleurs et travailleuses du sexe» ou «TDS». Loin d'être uniquement composée de travailleuses et travailleurs autonomes offrant des «services sexuels» et désirant améliorer leurs «conditions de pratique», l'industrie du sexe génère des milliards de dollars en exploitant en grande partie des femmes (90% des personnes prostituées), mineures ou entrées dans la prostitution alors qu'elles l'étaient (l'âge moyen d'entrée étant de 14 ans selon différentes études).

Outre les inégalités de genre associées à la marchandisation du corps et de la sexualité des femmes, elles sont généralement contraintes par différents systèmes de pouvoir allant du racisme et du colonialisme à la pauvreté, en passant par toutes les formes de violences directes. Dans les faits, la très grande majorité des femmes en situation de prostitution - 89 % des cas - souhaite en sortir. Mais aussi et surtout, l'industrie du sexe dessert les intérêts des hommes. Du conjoint encourageant sa blonde à «arrondir les fins de mois» aux barons du crime organisé en passant, là où la prostitution est légale, par l'homme d'affaires respectable [sic], les hommes sont proxénètes, mais aussi, 99 fois sur 100, clients de la prostitution et ils choisissent, le mot est important, de payer afin d'imposer leurs désirs à une autre personne dans le cadre d'une relation inégalitaire et non réciproque.

Parler de la prostitution comme d'un métier ou d'une «offre de services» rend invisibles les structures de pouvoir qui la rendent possible. En ce sens, les abolitionnistes préfèrent utiliser le terme «personnes prostituées» afin de souligner qu'être prostitué n'est ni une nature ni un travail, mais plutôt une situation impliquant une personne qui est prostituée par un tiers, qu'il s'agisse du client ou du proxénète, ce dernier étant présent 85 % à 90 % du temps. L'usage du terme «TDS» invisibilise totalement ces deux acteurs cruciaux du système prostitutionnel. Alimenté par les mythes propagés par des films comme Pretty Woman, il met de l'avant une représentation déconnectée de la réalité de clients esseulés et d'escortes présumément susceptibles de générer des revenus faramineux. Mais surtout il offre une image de la personne prostituée comme étant une personne d'affaires, sans genre, autonome et désireuse de normaliser le commerce du sexe.

Une vision libérale et individualiste

Quand on considère le rôle crucial que jouent les inégalités sociales dans le système prostitutionnel, il est stupéfiant de lire que la décriminalisation totale de la prostitution serait un «grand avancement pour des milliers de femmes et d'hommes». On peut légitimement se demander qui sont ces milliers de femmes et d'hommes que la décriminalisation réjouirait. Si certains individus parviennent à tirer leur épingle du «jeu», force est d'admettre qu'elles et ils sont loin d'être la norme.

Les auteurEs du collectif prétendent que la décriminalisation favoriserait l'implantation de normes du travail qui viendraient améliorer les conditions de vie des personnes prostituées. Pourtant, l'expérience de la décriminalisation dans plusieurs pays prouve le contraire. En Allemagne, cinq ans après la décriminalisation totale de la prostitution, 1 % seulement des personnes prostituées détenait un contrat de travail, la plupart d'entre elles affirmant ne pas désirer rester dans la prostitution et craindre qu'un contrat ne les contraigne à accepter certaines pratiques qu'elles auraient autrement refusées. Les États qui ont libéralisé la prostitution ont vu la demande et le tourisme sexuel augmenter en même temps que la traite des personnes.

En Nouvelle-Zélande, où la situation est loin d'être aussi idéale que ne le croient les auteurEs du collectif, on assiste à une impitoyable guerre de prix. Les personnes prostituées se voient forcées de suivre des cadences infernales, d'offrir plus pour moins cher et d'outrepasser constamment leurs limites. La libéralisation des industries, c'est bien connu, n'a jamais favorisé que patrons et clients. Par quel jeu du sort en serait-il autrement dans l'industrie du sexe? On voit bien que ces arguments émanant du lobby pro-prostitution servent davantage une rhétorique néolibérale que les personnes prostituées elles-mêmes.

Les auteurEs du collectif arguent aussi que la décriminalisation totale augmenterait le niveau de sécurité des personnes prostituées. Or la relation prostitutionnelle, qu'elle soit négociée dans la rue ou en bordel, en public ou en cachette, finit toujours par se produire en privé. Derrière la porte close d'une chambre de bordel, la femme est tout aussi seule avec le client qu'elle ne l'est dans une ruelle et la violence se trouve davantage cachée. Ce n'est pas un bouton «panique» qui empêchera un homme de violer une femme et encore moins d'exiger des pratiques sexuelles déshumanisantes. On argumente en faveur de la décriminalisation du proxénétisme en invoquant le droit des femmes d'engager du «personnel» pour assurer leur protection... Combien de femmes prostituées, la plupart en situation de survie économique, voire aux prises avec la toxicomanie, sont en mesure de payer un ou des salaires de garde du corps, de «réceptionniste» ou autre?

Quant à assimiler l'insécurité au fait de n'avoir pas le temps de négocier ou pire, de «filtrer» les clients, cela fait porter aux personnes prostituées l'odieux de débusquer les clients potentiellement violents. C'est un peu comme si on disait que le danger, en matière de viol, ce ne sont pas les violeurs, mais de mal choisir ses amants!

Une vision erronée du féminisme et de l'abolitionnisme

Le collectif d'auteurEs pour la décriminalisation complète de la prostitution affirme que, si le mouvement féministe a fait plusieurs avancées en matière de condition féminine, les droits au travail et particulièrement au travail du sexe ne sont pas encore acquis. Ce qu'il semble oublier, c'est que les féministes ont lutté de longue date pour ne pas être assujetties au désir des hommes et ont défendu l'idée d'une sexualité libre et réciproque. Or, comment définir comme libre une sexualité entre client et personne prostituée alors que l'un détient l'argent dont l'autre a besoin pour assurer sa survie? Il est difficile de voir en quoi la décriminalisation d'une situation basée sur les inégalités systémiques et vouée à assouvir une demande presqu'exclusivement masculine s'inscrirait dans la lignée de ces grandes luttes, tout comme il est socialement inacceptable de faire primer la défense d'un droit individuel (et inexistant) à se prostituer sur les droits collectifs à l'égalité et à la sécurité que les féministes ont si chèrement défendus...

Au-delà de ce détournement des luttes historiques, les auteurEs du collectif errent aussi lorsqu'elles et ils affirment que les abolitionnistes souhaitent «criminaliser encore plus [...] accentuant ainsi les divisions entre la pute et la madone». Ce que les abolitionnistes demandent est plutôt le maintien de la criminalisation des prostitueurs et des proxénètes pour et par qui le système prostitutionnel existe, ainsi que la décriminalisation totale des personnes prostituées afin de contrer le stigma lié à la criminalisation et de leur offrir la protection et le soutien auquel elles ont droit.

Contrairement aux idées reçues, les abolitionnistes ne souhaitent ni sauver les femmes de la prostitution ni les priver de leur liberté d'action. En réalité, la plupart des groupes abolitionnistes intervenant auprès des femmes dans la prostitution, tels la CLES ou les CALACS, préconisent une approche féministe, approche qui tend à établir une relation égalitaire de soutien et d'accompagnement avec pour point de départ les besoins nommés par les femmes, qui encourage la solidarité entre les femmes ayant un vécu similaire et les considère comme les expertes de leur propre histoire.

Loin d'être victimisante, cette approche qui a comme trame de fond une analyse des différents rapports sociaux marquant notre société consiste aussi bien à offrir aux femmes les outils nécessaires à la réalisation de leurs visées individuelles qu'à voir comment elles peuvent agir pour améliorer les conditions de vie de l'ensemble des femmes.

Décriminaliser complètement, une fausse solution

En conclusion, les auteurEs du collectif affirment que la décriminalisation totale de la prostitution favoriserait le déploiement de «ressources pour faciliter la trajectoire de sortie de la prostitution pour les personnes qui le désirent». Il apparaît illusoire de penser qu'un gouvernement qui considérerait la prostitution comme un métier mettrait argent et efforts à en favoriser la sortie. En effet, non seulement la décriminalisation légitimerait clients et proxénètes, mais elle délégitimerait les doléances des personnes prostituées qui, plus que jamais, auraient «choisi leur métier». Il est tout aussi naïf de croire que la légalisation du système prostitutionnel favoriserait la sécurité des femmes prostituées qui ne seraient pas considérées comme étant victimes d'un système violent, sexiste et inégalitaire, mais simplement d'un mauvais patron ou d'une mauvaise journée au boulot.

La prostitution est rarement un choix de carrière. Elle est plus souvent la rencontre de plusieurs formes d'inégalités systémiques (racisme, sexisme, pauvreté, violence) et du choix de certains hommes de recourir à la prostitution. Face au choix de ces hommes et face à une industrie du sexe capitaliste qui, comme toute industrie, suscitera la demande et accordera toujours davantage d'importance à son profit qu'aux conditions d'existence des personnes prostituées, il importe de faire le choix de l'abolitionnisme afin de montrer notre solidarité avec celles et ceux qui n'ont pas eu le luxe de choisir la prostitution. Nous pensons que décriminaliser une industrie violente, sexiste et raciste au nom du droit au travail serait faire le beau jeu du néolibéralisme et laisser la libre entreprise triompher de la justice sociale.

Ce texte est cosigné par: Ariane Dion Deslauriers (travailleuse de rue, Sherbrooke); Ariane Vinet-Bonin (étudiante à la maîtrise en service social, Université de Montréal); Carole Boulebsol (maître en sociologie, Montréal); Caroline Montpetit (étudiante à la maitrise en études des femmes, Université d'Ottawa); Chantal Isme (maître en études urbaines, Montréal); Claire-Hélène Benoit-Pernot (doctorante en anthropologie et histoire de l'art, Université de Montréal); Claudia Bouchard (maître en travail social, Montréal); Diane Breton (sociologue, Montréal); Éliane Legault-Roy (étudiante en maitrise en sciences politiques, UQAM); Francine Descarries (professeure et membre de l'Institut de recherches et d'études féministes, UQAM); Geneviève Szczepanik (doctorante en sociologie et en études féministes, UQAM); Justine Rouse-Lamarre (étudiante à la maîtrise en histoire, concentration études féministes, Université de Sherbrooke); Kate Kendall (enseignante en art dramatique, Montréal); Louis Bélisle (doctorant en psychologie organisationnelle, Université de Sherbrooke); Marie-Andrée Provencher (maître en sexologie, Montréal; Marie-Andrée Roy (professeure et membre de l'Institut de recherches et d'études féministes, UQAM); Marie-Michèle Whitlock (travailleuse de rue, Sherbrooke); Marie-Soleil Chrétien (étudiante au baccalauréat en science politique, concentration études féministes, UQAM); Mathieu Frappier (étudiant en relations industrielles, Université de Montréal); Pascale Roy-Léveillée (PhD en géographie, Université Carleton, Ottawa); Rhéa Jean (PhD en philosophie, Université Laval & Université de Sherbrooke, chercheure postdoctorale à l'Université du Luxembourg); Sandrine Ricci (chercheure à l'Institut de recherches et d'études féministes, UQAM).

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