Quelque part en Occident, dans un futur proche.
Le Ministre, entouré d'une cour de journalistes.
A l'oreille de sa femme.
Ah, comme je déteste ces petits établissements scolaires de campagne ! En sortant de la voiture, déjà, ça sentait le purin et la mouffette.
(Elle glousse, il resserre le nœud de sa cravate.)
Bon, allons voir ces gueux ! J'espère au moins qu'ils n'auront pas une haleine de mammouth. Comment les appelait ce drôle de président français déjà ? Ah oui, les sans-dents !
(Elle glousse encore, il se rengorge.)
Au directeur, en parlant fort, comme s'il était sourd.
On m'a dit, mon brave, qu'il y avait céans l'un de ces enseignants modernes qui font des miracles auprès de nos apprenants.
Le Directeur, fébrile.
Nous sommes entièrement équipés, Monsieur le Ministre, de tableaux blancs, numériques, pédagogiques, épiques et interactifs, nous mettons un point d'honneur à mettre un élève devant chaque tablette - aucune tablette ne reste sans élève dans notre établissement - et nos ordinateurs disposent de salles climatisées.
Le Ministre, parlant plus fort encore.
C'est très bien, mon ami, mais je ne vous parle pas de cela, je vous parle de cet enseignant modèle qui, paraît-il, fait dans ses cours des miracles.
Le Directeur
Assurément, votre Majesté, c'est Tartuffe, un enseignant dont la dévotion pour la pédagogie de terrain, connectée et active n'a d'égal que sa loyauté à l'égard de notre administration. Nous lui apportons un soutien sans faille pour sa dévotion et son courage, et en échange, il nous livre ce que nous lui demandons. Du coup, il se porte à merveille, repu et replet, le teint frais, et la bouche vermeille.
Le Ministre
Et quels miracles fait-il donc ce Tartuffe, votre dévot loyal ?
Le Directeur
Eh bien voyez-vous, Sire, la plupart des professeurs ont peur du changement. Leur manque d'assurance, leur inquiétude, leur incompréhension face à un monde qui évolue sans cesse, face à une évolution qui elle-même évolue à un rythme qui change, tout cela - si vous voulez bien excuser ce galimatias - les plonge dans une nostalgie paralysante.
Le Ministre
Et Tartuffe ?
Le Directeur
Contre vents et marées, il affronte avec dignité, en écoutant aux portes s'il le faut, l'inertie des professeurs nostalgiques et timorés.
Le Ministre
Le pauvre homme !
Le Directeur
La plupart des professeurs, votre Altesse, sont incapables de s'adapter à la réalité nouvelle, aux besoins nouveaux, aux aspirations nouvelles, aux goûts nouveaux, aux motivations nouvelles des élèves nouveaux dans une réalité sociale nouvelle.
Le Ministre
Et Tartuffe ?
Le Directeur
C'est un visionnaire, un aventurier, un leader qui n'a pas peur du changement et qui s'adapte à tout.
Le Ministre
Le pauvre homme !
Le Directeur
La plupart des professeurs, votre Grandeur, s'imaginent encore qu'il est nécessaire de transmettre des connaissances à travers des cours théoriques et magistraux. Ils restent englués dans des postures cognitives d'un autre âge.
Le Ministre
Et Tartuffe ?
Le Directeur
Il met les élèves au centre des apprentissages, dans des situations concrètes, avec des activités signifiantes. Après une recherche internet par petits groupes sur leurs téléphones intelligents, la connaissance se déverse dans leurs jeunes cerveaux comme le lapin sort du chapeau. C'est ainsi que, sans rien faire, Tartuffe transmet des connaissances qu'il n'a lui-même jamais apprises.
Le Ministre
Le pauvre homme !
Le Directeur
La plupart des professeurs, votre Splendeur, maintiennent des contraintes en classe, imposent à leurs élèves des contenus sans leur donner le choix, et, pire que tout, en vrais stakhanovistes, ne manquent jamais une heure de cours !
Le Ministre
Et Tartuffe ?
Le Directeur
Il a l'audace d'abolir les contraintes, d'abolir les logiques institutionnelles et, bientôt, nous l'espérons tous, d'abolir l'école. Lui-même vient en cours quand ça lui chante, sans contrainte, pour laisser à ses élèves un maximum d'autonomie.
Le Ministre
Le pauvre homme !
Le Directeur
Ah, mais j'aperçois Tartuffe qui sort de sa classe avec une heure d'avance ! Comme ses élèves ont de la chance !
La femme du Ministre, se précipitant vers lui.
Je voudrais, Monsieur, vous parler en secret d'une affaire.
Tartuffe, l'entraînant dans sa salle de classe sous les yeux d'un mari ébahi.
J'en suis ravi Madame, et il m'est fort doux de me voir ainsi à l'écart avec vous.
La femme du Ministre
Pour moi, ce que je veux, c'est un mot d'entretien où vous me donnerez votre avis d'expert et ne me cacherez rien. Voilà: ma fille ne réussit pas à l'école. Que faire ?
Tartuffe. Il lui serre le bout des doigts.
Votre fille ? Mais c'est pour vous Madame que ma ferveur soudaine...
La femme du Ministre
Ouf, vous me serrez trop.
Tartuffe
Pardonnez l'excès de mon zèle ! En présence du monde, je ne me retiens plus.
(Il lui met la main sur le genou.)
La femme du ministre
Que fait là votre main ?
Tartuffe
Je tâte votre habit, l'étoffe en est moelleuse.
La femme du Ministre
Ah ! de grâce, laissez, je suis fort chatouilleuse.
Revenons, je vous prie, à notre affaire !
(Elle recule.)
Tartuffe
Ah oui, notre affaire, votre fille ! Bien que je ne l'aie pas encore auscultée - il faudra me l'amener pour un examen plus approfondi - je puis d'ores et déjà vous livrer un premier diagnostic. Sans l'approche pédagogique décloisonnée, réticulaire et collaborative qui rend l'apprenant acteur du changement, l'absorption du cognitif théorétique et magistral crée une âcreté des humeurs chez l'apprenant qui empêche que son diaphragme ne soit suffisamment stimulé, engendrant ainsi baisse de motivation, peur de l'échec et risque de décrochage. Voilà justement ce qui fait que votre fille est nullette.
La femme du Ministre
Mais elle n'est pas muette !
Tartuffe
Je n'ai pas dit «muette», Madame, j'ai dit «nullette».
La femme du Ministre
Nullette ?
Tartuffe
Oui, enfin, un petit peu nulle, nullette en somme !
La femme du Ministre
Petite nulle en définitive !
Tartuffe
C'est ça !
La femme du Ministre
Et c'est grave ?
Tartuffe
Non, bien sûr que non, rien n'est grave. Tout le monde peut réussir. Si l'odeur de la campagne ne heurte pas vos sublimes narines, amenez-la moi, j'en fais mon affaire.
VOIR AUSSI SUR LE HUFFPOST