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Les libéraux et l'éducation

Qu'on se le tienne pour dit: il faut tout changer! Ici même, sur le HuffPost, Marc-André Girard exhorte «l'école québécoise» à accepter «le changement en profondeur que la société lui impose»...
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Qu'on se le tienne pour dit : il faut tout changer ! Ici même, dans les colonnes de ce journal, Marc-André Girard, jugeant l'école « déconnectée de la réalité », exhorte « l'école québécoise » à accepter enfin ce qu'elle refuse encore, l'entêtée : « le changement en profondeur que la société lui impose ».

Et certes, les pédagogues d'aujourd'hui ne plaisantent pas lorsqu'ils vous parlent d'un « changement en profondeur » puisqu'il paraît que « sous peu, nous n'aurons plus besoin des écoles pour instruire nos élèves ». Fichtre ! La relativité générale ou la révolution quantique, ce n'est rien quand on songe au génie des pédagogues contemporains qui n'en finissent pas, depuis quarante ans, de tout renverser, avec une audace si... contagieuse ! Difficile, de nos jours, d'échapper au génie -- du moins dans le monde des sciences de l'éducation, qui réalise la prouesse cosmologique de tourner à la fois sur lui-même et autour de lui-même ! On rivalise ainsi, dans cet univers de l'entre-soi, de « retournements absolus », de « renversements complets de la perspective », de « changements de paradigmes » et autres « révolutions bouleversantes ».

Renversons, en effet, les derniers piliers de l'institution scolaire, dont il reste encore -- miraculeusement -- quelque chose après 40 ans de pédagogie révolutionnaire, abattons, bien au chaud et à l'abri de l'institution, les « logiques institutionnelles », ces derniers vestiges du vieux monde, et surtout, mes amis, innovons, instaurons des parcours de vie, des cours à la carte, des menus culturels selon les préférences individuelles (Spinoza ? Quelle horreur ! Racine ? Trop loin des « préoccupations quotidiennes » des élèves. Molière ? Je plaisante...).

Bon, mais le caractère délirant de tout ce fatras qui se donne le nom de « science » n'a cessé d'être mis en lumière par nombre de professeurs plus talentueux que moi, et je ne souhaite pas revenir une fois de plus sur ce qui, de toute façon, ne changera rien chez des adultes bien installés, convaincus de faire de la science et d'incarner l'avenir contre « les gens du passé » et leurs cours magistraux.

À part un brin d'ironie à l'occasion, lorsque nos « scientifiques de l'éducation » dépassent la mesure, c'est-à-dire désintègrent avec un peu trop d'empressement dans leurs accélérateurs de pensées une norme scolaire de plus, je préfère les laisser à la joie intellectuelle que procurent, dit-on, les découvertes scientifiques géniales et révolutionnaires. En revanche, lorsque j'entends les « jeunes libéraux », à peine plus âgés que mes étudiants, reprendre l'idée que « le modèle des cégeps ne fonctionne pas » et invoquer la cause selon laquelle « le modèle actuel d'éducation n'est plus adapté aux besoins du marché du travail du XXIe siècle», j'oublie l'ironie et je discute. Les jeunes esprits le méritent toujours.

J'observe d'abord que, lorsque les libéraux contemporains usent d'arguments de ce genre, l'usage, chez leurs adversaires, est de se situer immédiatement sur le terrain politique, et de reprocher alors au « libéralisme » sa logique purement marchande, le conduisant à subordonner l'école au marché, la culture à l'argent, la connaissance à l'utilité, etc.

Or, je suis convaincu que l'on peut, avec de jeunes esprits, écarter ces réponses toutes faites, puisées dans le stock de munitions des différents camps politiques, et poser le problème autrement, de façon nettement plus fructueuse : est-il conforme à la tradition libérale, la grande tradition libérale, celle qui va de Locke, Adam Smith, Montesquieu, Kant, Tocqueville à Aron, Hayek, Popper, Manent, de vouloir adapter le système éducatif aux besoins du marché ? Est-ce que les grandes œuvres libérales, par exemple La société ouverte et ses ennemis, ont quelque chose à voir avec ces improbables clichés ? Qu'il faille développer davantage les liens, au collégial, entre la formation technique et les entreprises régionales, ma foi, qui pourrait s'y opposer ? Qu'il faille supprimer, pour cette formation technique, la formation générale au nom de l'efficacité économique, rien, dans la pensée libérale, ne pourrait le justifier.

Qu'est-ce qu'on peut bien avoir retenu de cette pensée lorsqu'on la revendique pour affirmer qu'il faut subordonner l'individu, dans l'une de ses libertés les plus fondamentales, celle de s'éduquer, c'est-à-dire de se libérer, aux intérêts de la société ? Discutant avec un jeune esprit, je ne dis pas : « il ne faut pas être libéral » ou « il faut être libéral ». Cela m'est entièrement égal. Je dis : « vous vous considérez comme des libéraux ? Soit ! Mais est-ce que vous savez ce que cela signifie, être libéral, est-ce que vous avez lu et bien lu quelques grandes œuvres libérales ? ». Et j'ajoute : « plutôt que de vouloir supprimer la formation générale en cégep pour ceux qui choisissent les filières techniques sous l'étrange prétexte de valoriser par là la formation technique, ne faut-il pas au contraire, par fidélité à la tradition libérale, respecter le droit qu'a chaque individu d'avoir accès aux grandes œuvres de l'humanité, notamment les grandes œuvres libérales, comme le Traité du gouvernement civil de John Locke ou De la démocratie en Amérique d'Alexis de Tocqueville ? Si l'on veut être fidèle au libéralisme non pas tel qu'il se décline de façon polémique et stérile dans des slogans sur l'éducation, mais tel qu'il s'élabore comme grande pensée, à côté ou en conflit avec d'autres grandes pensées, comme celles de Marx ou de Keynes, il faut permettre aux nouvelles générations de méditer quelques-unes de ces œuvres admirables, libérales ou non, grâce auxquelles chacun se hisse, par ses efforts et son admiration, à la haute vie de l'esprit, c'est-à-dire à une forme d'humanité plus accomplie parce que plus libre. C'est cela la finalité de l'école, non pas d'ailleurs pour la seule pensée libérale, mais, d'une manière générale, pour la pensée philosophique occidentale dans son ensemble puisque, dans ce domaine, et c'est suffisamment rare pour être souligné, les philosophes sont d'accord sur l'essentiel.

Pas seulement les philosophes d'ailleurs. A ceux qui seraient tentés, parce qu'ils sont -- ou se croient -- libéraux, de chercher à rendre adéquate la formation en cégep aux finalités de la société qui la finance, de chercher à adapter l'école aux fins économiques, Hayek, penseur libéral par excellence, le déclare sans ambages : « en dernière analyse, cela n'existe pas, les fins économiques. Les efforts économiques des individus ainsi que les services que leur rend l'ordre de marché consistent à répartir les moyens nécessaires à la poursuite de buts plus lointains qui toujours sont de nature non économique » (Droit, législation et liberté, 2, PUF, p. 136).

Lire une œuvre classique, dans le cadre de la formation générale, c'est être attentif à la profondeur d'une pensée qui contredit toujours les clichés : ce que l'homme poursuit, en dernière analyse, ce ne sont pas des fins économiques, dit ce texte, ce sont des « buts plus lointains », ceux que l'on vise, par exemple, dans l'art, dans la littérature, dans l'amour ou dans la philosophie, et Hayek, comme tous les penseurs libéraux, le savait mieux que quiconque.

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