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Les leçons pédagogiques de Kent Nagano

Les propos de K. Nagano sur l'enseignement ne sont pas ceux d'un «théoricien de la didactique» ou d'un chercheur prétendant connaître «la réalité des jeunes» pour s'y «adapter». Ce sont ceux d'un ancien élève ayant été profondément marqué par ses professeurs et ceux d'un musicien aimant passionnément la musique.
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Après avoir lu les belles pages de Kent Nagano dans Sonnez, merveilles! sur Bach, Beethoven, Bruckner, Schoenberg, Ives, Messiaen ou Bernstein, j'hésite à écrire un article sur sa seule conception de l'enseignement de la musique. À bien y réfléchir, pourtant, un tel choix ne trahirait pas trop, je crois, l'esprit d'un livre qui me semble constituer, de la part de l'auteur, non pas seulement un hommage aux professeurs de musique qui l'ont formé, mais une précieuse réflexion sur l'enseignement de la musique, et même, de façon plus générale, sur l'enseignement des arts et des humanités. L'enjeu de cette réflexion tient dans ces quelques lignes:

«La haute culture ne se définit pas au travers d'une seule classe de la société qui en serait dépositaire. Elle représente, selon, moi, la forme d'art la plus proche de l'idéal démocratique: la forme d'expression humaine la plus pure, qui sonde l'essence des choses et les décrit dans leur vérité. Chacun devrait avoir la possibilité d'y accéder».

Les propos de K. Nagano sur l'enseignement ne sont pas ceux d'un «théoricien de la didactique» ou d'un chercheur prétendant connaître «la réalité des jeunes» pour s'y «adapter». Ce sont ceux d'un ancien élève ayant été profondément marqué par ses professeurs et ceux d'un musicien aimant passionnément la musique.

Kent Nagano avait quatre ans lorsque sa mère devint son professeur de piano. Pour elle, la musique, loin d'être un simple jeu, était une activité aussi sérieuse que celles de lire, d'écrire ou de compter. Partie intégrante d'une éducation digne de ce nom, c'est-à-dire humaniste, la musique ne fut pas plus présentée au petit garçon qu'à ses sœurs ou à son frère comme un choix: «La question de savoir si nous le désirions ne fut jamais posée; et nous, enfants, ne nous la sommes pas plus posée». On n'était pas encore, dans les années 50, obsédés par la «motivation» des élèves ni attentifs à leurs moindres désirs ou avides de «partager le pouvoir» avec eux. On avait compris, déjà, que la motivation peut être différée, qu'il est absurde de sacraliser tous les désirs d'un enfant, notamment lorsqu'ils s'opposent à l'étude, dans la mesure où il faut du temps, et des efforts, pour que naissent les désirs les plus profonds, les plus féconds, les plus durables.

On avait compris, surtout, que mettre un enfant, un élève, un étudiant, en demeure de choisir ce qu'il doit étudier lorsqu'il ne dispose pas des moyens de faire un choix éclairé est une forme de contrainte perverse dans la mesure où elle le charge d'une responsabilité qu'il n'est pas en mesure d'assumer. Cela ne veut certes pas dire qu'il ne faille jamais laisser choisir les enfants, les élèves ou les étudiants. Mais lorsqu'ils manquent encore des aptitudes nécessaires pour pouvoir s'orienter par eux-mêmes -- par exemple lorsqu'ils commencent la philosophie au cégep --, il faut assumer sereinement notre responsabilité de professeurs et choisir ce qui, selon nous, constitue ce qu'il y a de mieux pour éduquer leur liberté. Lorsqu'elle mit au piano chacun de ses enfants à l'âge de quatre ans, la mère de K. Nagano «le fit avec cette certitude qui était la sienne lorsqu'elle lisait avec [eux] des livres ou [les] emmenait à l'église». Non seulement cette douce contrainte n'a pas étouffé la libre créativité du futur chef d'orchestre, mais elle en est la source première.

Le deuxième professeur de K. Nagano, qu'il eut à partir de l'âge de six ans, fut Wachtang Korisheli, de très loin le plus marquant et le plus attachant des professeurs, celui que, tous, nous aurions voulu rencontrer dans notre jeunesse. Si l'on me donnait l'opportunité d'une autre version de Retour vers le futur de Robert Zemeckis, j'engagerais Marty McFly à emprunter la DeLorean du professeur Brown pour un voyage à la même époque, le milieu des années 50, mais dans un autre lieu, à Morro Bay, le village d'enfance de Kent Nagano -- village que le professeur Korisheli avait transformé, par la grâce de son talent pédagogique, en «village musical».

Wachtang Korisheli est un personnage singulier, dont je ne peux ici raconter l'histoire faute de place, mais qui fascinera, c'est certain, ceux qui auront la curiosité de lire les pages qui lui sont consacrées. «Le succès de ce pédagogue d'exception, écrit Kent Nagano, s'explique de plusieurs façons. Cela ne tenait pas simplement à son allure inhabituelle, presque exotique, mais aussi et surtout à sa passion sincère et inconditionnelle pour l'art, qui lui faisait rassembler autour de lui, tel un enchanteur, la plupart des enfants du village». Une «passion sincère et inconditionnelle » non seulement pour la discipline que l'on enseigne, mais aussi pour les domaines qui lui sont liés n'est peut-être pas une condition suffisante pour être un «pédagogue d'exception» (le professeur Korisheli avait bien d'autres qualités), mais il ne fait aucun doute que c'est une condition nécessaire. Et certes, éprouver une passion ne consiste pas à dire que l'on est passionné (c'est à la portée de n'importe qui) mais à vivre cette passion de telle sorte que tout, dans votre attitude, dans votre être même, en témoigne.

Pas plus que pour la mère de Kent Nagano, la musique n'était, pour Wachtang Korisheli, un simple jeu. C'était une chose sérieuse, c'est-à-dire tout le contraire de ce qu'est devenu l'enseignement de la musique et, d'une manière générale, de l'art, dans les écoles en Occident. Qui travaille aussi sérieusement la musique ou la peinture que les mathématiques à l'école ? Il est admis par presque tous qu'il s'agit là de matières qui ne valent pas une heure de peine. «Le professeur Korisheli savait pertinemment que découvrir le pouvoir de la musique nécessitait tout d'abord de s'astreindre à de vrais efforts». À l'échelle mondiale, comme le rappelle d'ailleurs Kent Nagano, le «niveau général» des élèves est évalué par l'OCDE en fonction de ce qu'on appelle le «programme PISA». Ceux qui l'ont conçu estiment que des questionnaires à choix multiples -- plutôt que des exercices en mathématiques ou des rédactions en français -- constituent des tests appropriés pour évaluer des «compétences» et donc (?) la qualité de l'enseignement d'un pays et ils considèrent que l'éducation artistique n'a pas suffisamment d'intérêt pour mériter de faire partie de l'évaluation. Je ne suis pas sûr qu'un tel programme soit très fiable pour mesurer le niveau des élèves selon les pays. Par contre, il nous informe sur le niveau de culture générale de ceux qui l'ont conçu.

Le passage qui m'a le plus marqué dans ce chapitre marquant consacré au professeur Korisheli est le suivant: «L'art de l'écoute, que permet un apprentissage musical poussé, la faculté de plonger dans les profondeurs de la musique pour y puiser de nouvelles expériences: tout cela est impossible à acquérir en autodidacte, et c'est tout aussi important que de faire de la musique de manière active». À l'heure de la pédagogie dite «active», il faudrait méditer ces propos sur «l'art de l'écoute». Oui, bien sûr, pratiquer la musique de manière «active» est fondamental. Mais l'art d'écouter ne l'est pas moins, et c'est un art difficile, qui suppose que l'on soit guidé par un professeur qui pratique cet art depuis longtemps. Ce n'est pas vrai seulement pour la musique, c'est vrai aussi pour la philosophie et la littérature: s'il est fondamental que l'élève fasse des «activités», en s'entraînant par exemple à la dissertation, il ne l'est pas moins qu'il pratique, lors d'un cours magistral, «l'art de l'écoute» -- moyen incontournable de se mettre à l'écoute d'un poète ou d'un philosophe.

«Qu'est-ce que les professeurs ont à voir avec la musique?» demanda Leonard Bernstein, l'air provocateur, à son jeune public, en novembre 1963 au Philharmonic Hall du Lincoln Center [...] «Tout!, lança-t-il aux enfants et à leurs parents. Nous ne prenons que trop rarement conscience de l'importance des enseignants».

Je voudrais pouvoir continuer à commenter ce parcours si riche de Kent Nagano parmi ses professeurs, mais d'autres articles, aussi longs, seraient nécessaires. Je me contenterai de cette dernière remarque: «Plus tard, à San Francisco, j'eus pour professeur le célèbre violoncelliste et chef d'orchestre Lazlo Varga. Il était d'une sévérité impitoyable, se montrait intraitable face aux erreurs, ne pardonnait aucune négligence. C'est de lui que j'ai appris combien la musique exige d'efforts et de rigueur tout au long de la vie, efforts dont on est ensuite grandement récompensé».

Chacun d'entre nous a en tête, j'imagine, des professeurs de ce genre, dont on se souvient avec une profonde reconnaissance. Je ne parle évidemment pas de la sévérité gratuite, qui témoigne surtout de la faible maîtrise de la discipline qu'on enseigne et d'un manque de bienveillance, souvent pathologique, à l'égard des élèves. Je parle d'une intransigeance qui se conjugue avec un souci sincère des élèves et qui se met au service d'une matière passionnément aimée et travaillée -- cela va ensemble. De Patrick Vignoles, chacun de ses anciens élèves à l'université de Lyon pourrait dire, j'en suis sûr, «c'est de lui que j'ai appris combien la philosophie exige d'efforts et de rigueur tout au long de la vie, efforts dont on est ensuite grandement récompensé».

Lorsque les orientations pédagogiques de l'école, en Occident, me désespèrent, je pense au professeur Korisheli, à son amour inconditionnel de la musique, à la joie qu'il éprouvait à faire naître et à entretenir cet amour chez ses jeunes élèves, je pense au chapitre et surtout aux pensées que lui consacre Kent Nagano, et je me dis: quelle chance nous avons, nous autres professeurs, de pouvoir quelquefois faire aimer ce que nous aimons passionnément à de jeunes esprits cherchant leur chemin! Non pas, vous m'avez bien compris, quel mérite, mais bien, quelle chance!

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