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Hamid Gul et la vieile école géopolitique pakistanaise

La grande faille de la pensée de la vieille école: le fait qu'on ne peut pas toujours contenir des extrémistes, et que parfois, ils peuvent mettre le feu à tout un pays.
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Chroniques d'Asie du Sud-Ouest (28)

La pensée géopolitique pakistanaise, comme ailleurs, n'est pas un bloc. Elle est traversée de multiples tendances, qui peuvent évoluer dans le temps, et qu'on ne comprend pas si on les juge avec une approche d'abord moralisatrice. Donc quand on parle d'«école» géopolitique ici, il ne s'agit pas de groupes de personnes et d'institutions définis avec extrême précision pour rendre le travail plus simple pour l'analyste extérieur, bien sûr. On évoque plutôt par là de grandes tendances intellectuelles ayant un impact plus ou moins grand selon les circonstances et le talent de celles et ceux qui les défendent dans les médias.

À bien des égards, le lieutenant général Hamid Gul, mort le 15 août 2015, était le meilleur porte-parole de la «vieille école» géopolitique.

Cette dernière a dominé le Pakistan entre les années 1980 et les premières années de la guerre contre le terrorisme. il s'agit d'une vieille école, dans le sens où elle est arrivée au pouvoir avec le général Zia ul-Haq à la fin des années 1970, et parce qu'elle entre en opposition avec une autre façon de voir, celle d'une «nouvelle école» née en réaction au choc de la guerre contre le terrorisme.

Le lecteur trouvera une analyse plus détaillée de cette «nouvelle école» ici.

La vieille école géopolitique pakistanaise a certes été façonnée par l'idéologie de Zia lui-même, plutôt conservateur et antidémocratique. Mais elle est aussi à associer à la situation politique en Afghanistan pendant la majeure partie de la décennie 1970: un pouvoir ennemi du Pakistan d'abord, puis les communistes appuyés par les Soviétiques, ont tenu successivement Kaboul.

Vu du Pakistan, il fallait trouver une réponse à ce problème, qui donnait le sentiment d'être pris en tenailles entre deux ennemis, l'Inde et l'Afghanistan. Et cela, à l'époque où le Pakistan était pris d'une crise existentielle, renforçant des craintes géopolitiques présentes depuis la naissance du pays. Il ne faut pas oublier qu'Hamid Gul, comme d'autres personnes ayant servi sous Zia et représentant la quintessence de la vieille école géopolitique, ont servi pendant la désastreuse guerre de 1971, qui a vu Islamabad perdre le Bangladesh, ancien Pakistan oriental. Les tensions avec l'Afghanistan s'associaient à une question plus fondamentale: comment le Pakistan pourrait-il inverser une tendance géopolitique qui semblait conduire à son effritement?

La solution donnée par la vieille école, et qu'Hamid Gul a défendu toute sa vie, était fondée sur la logique suivante: il est possible de s'appuyer sur des éléments non-étatiques pour déstabiliser un ennemi même supérieur, et maximiser les gains géopolitiques et diplomatiques du pays. Ces éléments non-étatiques, pour l'Afghanistan, souvent pachtounes, étaient des islamistes purs et durs. Ils offraient donc l'avantage, en théorie, de ne pas se laisser tenter par le nationalisme ethnique, et donc de ne pas poser problème à un Pakistan multiethnique, comptant notamment une importante population pachtoune en son sein. Et justement parce que le Pakistan ne peut pas se définir sur une base ethno-nationale, promouvoir à l'extérieur comme à l'intérieur un certain islamisme conservateur était vu par Gul et d'autres comme une bonne méthode pour garder le pays uni (primordial après la perte du Bangladesh), pour avoir une influence sur son environnement régional (en tant que champion du sunnisme), et pour se gagner des alliés (Arabie saoudite, mais aussi États-Unis).

Cela ne fait pas forcément des membres de la vieille école des idéologues forcenés, malgré le conservatisme social qui les caractérise souvent individuellement. Il s'agissait plutôt d'une manipulation cynique de groupes extrémistes qu'ils pensaient pouvoir contrôler, au pire en leur cédant sur une portion limitée de territoire périphérique à la frontière afghano-pakistanaise. C'est d'ailleurs la grande faille de la pensée de la vieille école, une faille qui n'a jamais été totalement admise, ni par Hamid Gul, ni par ses admirateurs: le fait qu'on ne peut pas toujours contenir des extrémistes, et que parfois, ils peuvent mettre le feu à tout un pays...

Il est important de rappeler que cette école géopolitique n'est pas arrivée au pouvoir uniquement par nécessité, et encore moins par choix populaire: elle s'est imposée suite au coup d'État du général Zia. Le leader légitime, car démocratiquement élu, Zulfikar Ali Bhutto, a été pendu en 1979 après un procès truqué. Ce politicien représentait une vision non sans faiblesses, mais clairement plus sociale, plus séculière, moins idéologique que celle de Zia. Le peuple pakistanais ne retrouvera réellement un contrôle sur son destin qu'après la mort du dictateur dans un accident d'avion, le 17 août 1988. Quand de véritables élections ont pu être organisées, en 1988, c'est Hamid Gul, le protégé de Zia, qui sera l'artisan d'une coalition de tous les partis opposés au retour du PPP au pouvoir, notamment de son leader, une femme qui devait marquer l'histoire de son pays, Benazir Bhutto. Or, malgré les machinations de Gul, les Pakistanais ont donné une large majorité au PPP. Une preuve que le peuple ne se reconnaissait pas dans l'approche Zia/Gul.

Mais cette défaite électorale pour Gul, suivie par la perte de son poste de directeur des services de renseignement (qu'il n'a conservé que de 1987 à 1989), ne devait pas signifier la fin de la vieille école géopolitique au Pakistan. Cette dernière, bien sûr, a montré ses limites ces dernières années. Pourtant dans les années 1980 et 1990, elle semblait imparable aux yeux d'une partie de l'élite locale, pour trois raisons principalement:

La première raison peut tenir en un mot: Cachemire. Hamid Gul et d'autres de la vieille école ont soutenu l'emploi d'acteurs non-étatiques pour aider une rébellion cachemirie contre l'armée indienne, sachant qu'Islamabad n'avait pas les moyens militaires conventionnels de régler la question. Si des acteurs non-étatiques pouvaient faire plier la toute puissante armée soviétique, pourquoi ne pourraient-ils pas faire autant avec l'Inde? Pour forcer New Delhi à discuter, la méthode de la vieille école semblait alors être la seule possible. Elle a donc été utilisée pour soutenir les séparatistes cachemiris. C'est pourquoi ces derniers ont pleuré la mort d'Hamid Gul.

L'emploi d'acteurs non-étatiques semble, à court terme, peu coûteuse, et a pu donner le sentiment de victoires faciles. Avec les talibans, le Pakistan a pu avoir le sentiment de restaurer partiellement un État failli, dangereux à ses frontières, qu'il espérait pouvoir influencer (une erreur de jugement ici, comme on peut le constater jusqu'en 2001). Et au Cachemire, la mort d'un djihadiste pakistanais peut toujours amener à nier toute responsabilité, et ne pèse en rien sur les forces armées. Le problème est que, bien entendu, ici, il ne s'agit que de gains limités et de court terme, ne prenant pas en compte les problèmes à plus long terme.

L'emploi d'acteurs non-étatiques est tout sauf une nouveauté; d'autres pays ont utilisé cette méthode à leur avantage, et continuent à le faire. Quand on regarde la politique soutenue par les États-Unis en Afghanistan dans les années 1980, celle de certains pays occidentaux en Syrie, ou l'utilisation par Israël du mouvement colon religieux ultra-nationaliste, on ne peut que constater, en effet, que la vieille école n'a rien inventé. C'est d'ailleurs ce que différents représentants de cette pensée géopolitique vous disent lors d'entretiens à Islamabad, Karachi ou Peshawar... Là encore, l'impact à plus long terme n'est pas pris en compte.

Or, Hamid Gul a vécu assez longtemps pour le voir tous les jours, cet impact négatif à plus long terme: 60 000 Pakistanais sont morts à cause des terroristes que lui et ses partisans pensaient pouvoir manipuler. L'impact sur l'économie et le soft power du pays a été désastreux. Le Cachemire est toujours indien. L'objectif d'un Afghanistan ami et/ou neutralisé n'a pas été atteint. D'où une évolution dans le débat géopolitique pakistanais, qu'on analyse ici.

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